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28/10/2006

UN LOUP S'INTERESSE A UN PROMENEUR DANS LA HAUTE VALLEE DU VAR

                  LA PIERRE DU LOUP 

 Le froid mordait cruellement le visage de Gratien qui, à grandes enjambées, remontait dans la neige le « Coulet déou Claous », cette colline aride qui domine le village de Villeneuve-d'Entraunes. Plus bas, le scintil­lement joyeux des lumières attestait de la suite des festivités de la Saint-Sébastien. Gratien enfonça son chapeau et souleva la lampe à huile pour mieux reconnaître les traces de pas laissées la veille. Appuyé sur son bâton, il avançait vers ces autres lueurs incertaines qui dominaient la vallée depuis leurs balcons abrités. . . Bientôt il serait là-haut, à Bante, pour s'occuper des bêtes qui devaient l'attendre. Théodule voulait le retenir jusqu'au lendemain pour lui faire goûter ces fameux cruisses à la sauce de noix, fruits du savoir d'Henriette son épouse; mais il avait refusé, lui promettant de redescendre si tout allait bien là-haut. Le festin d'hiver offrait pendant une bonne semaine maintes occasions de s'amuser et de faire bombance. Mais il fallait penser aussi aux vaches et aux moutons qui réclamaient soins et nourriture. Gratien n'avait pas hésité; il était parti après avoir bu un bon vin chaud parfumé à la cannelle. Au souvenir de ce délicieux breuvage, il passa sa langue sur ses lèvres durcies par le gel; il en conservait encore le goût dans la bouche.

Après un détour du chemin, Villeneuve disparut et il ne resta plus devant lui que les solitudes désertes du plateau entaillé par le vallon de Riou Fejan. La lune s'était levée dans un ciel étoilé, rendant désormais inutile l'usage de la lampe. Le paysage se découpait avec des ombres allongées, soulignées par la clarté et l'éclat de la neige.

L 'homme cheminait maintenant avec plus d'assurance, aussi il s'accorda un arrêt pour satisfaire un besoin naturel.

Alors qu'il allait reprendre sa marche, Gratien sentit comme une présence diffuse qui le mit mal à l'aise. Observant les alentours, il eut l'impression qu'une silhouette se déplaçait plus bas sur le sentier qu'il venait de parcourir. Une hallucination: rien n'avait bougé. Rassuré, Gratien scruta avec plus d'attention. Non il n'avait pas rêvé, quelque chose s'avançait à sa rencontre.

Très vite le voyageur avait identifié la nature de la forme grise qui filait bon train sur ses traces. Bientôt elle l'aurait rattrapé. Accélérant le pas, l'homme chercha un abri face au danger qui se précisait. Mais quelle parade trouver devant la menace d'un loup affamé ? Car c'était bien d'un loup qu'il s'agissait. Pas de maison à l'horizon et encore un bon quart d'heure de marche avant de parvenir à Bante.

Gratien passa en revue dans son esprit toutes les possibilités de refuge, elles étaient minces; même pas un arbre! Plus qu'une seule issue: courir, courir, courir, c'est ce qu'il fit. Mais l'animal, alléché par l'odeur de l'homme, fonçait à une vitesse telle qu'il flaira bientôt les talons de Gratien Ginesy. Celui-ci fit face à la bête, un magnifique solitaire à la large encolure qui, retroussant les babines, découvrit deux rangées impressionnantes de crocs acérés. Le fauve s'éloigna quand le piéton lui lança quelques pierres hâtivement ramassées.

Mettant à profit ce court intermède, Ginesy, haletant, reprit sa progression en trébuchant dans la neige. Mais l'animal, après un temps d'hésitation, percevant l'impuissance de l'homme et son affolement, bondit à nouveau.

Gra­tien se retourna, leva son bâton, cria de rage face à ces deux yeux flamboyants qui semblaient lui dire :

« Je t'aurai l'ami, j'y mettrai du temps mais tu ne m'échapperas pas. » Après une courte reculade et une esquive rapide, le loup revint à la charge, obligeant Gratien à une volte-face. Dans sa précipita­tion l'homme bascula et tomba à la renverse; déjà le fauve était sur lui, l'attaquant avec brutalité, déchirant ses vêtements et lui mordant cruellement les avant-bras. Le corps à corps ne se poursuivit pas, à coups de pierre Ginesy lui fit lâcher prise. Blessé, l'homme saisit son bâton à deux mains et le tenant levé reprit sa marche titubante à reculons.

L'animal s'assit alors sur son train arrière, observant attentive­ment sa victime avant de repartir une nouvelle fois à l'attaque. Soudain comme un éclair, une évidence s'imposa à Gratien: s'il parvenait à atteindre l'énorme bloc de pierre situé plus haut au bord du chemin, il serait hors de danger. Sans perdre une seconde, il réussit, avec le loup à ses trousses, à rejoindre en courant et à escalader l'imposant rocher.

Perché et en sûreté, Gratien reconsidéra la situation avec plus d'optimisme.

Son agresseur, après un temps de surprise passé à contourner la masse rocheuse sur laquelle sa proie s'était juchée, tenta de sauter pour l'atteindre. Mais la vigilance de Ginesy ne s'étant pas relâchée, il lui assena un magistral coup de bâton qui le déséquilibra et l'envoya choir sur le dos. Une légère plainte avait fait écho au coup porté ; claudiquant, l'animal s'écarta du rocher pour s'asseoir et lécher sa plaie. Gratien faisait de même quelques mètres plus haut.

La lune éclairait la scène comme en plein jour, et avec l'immobilité, le froid commençait à se faire sentir.

S'observant l'un et l'autre à distance, l'homme et la bête s'interrogeaient: qui lâcherait le premier ? Gra­tien se souvenait maintenant de la ruse dont avait fait preuve son adversaire, le loup de Champbellarde, lorsqu'il avait agressé la pauvre Marie Pichotte.

Chaque jour, Marie allait chercher du bois dans le Bourdous, entassant sa provision pour l'hiver. Plu­sieurs fois elle avait rencontré le loup qui l'avait observée sans se décider à l'attaquer. Devant cette familiarité apparente, la vieille femme ne s'était plus méfiée. Le soir où elle s'était enfin décidée à rappor­ter sur le dos son premier fagot du précieux bois, l'animal n'avait plus hésité, égorgeant la malheu­reuse.

La battue aussitôt organisée par les quarante chasseurs les plus habiles de Villeneuve et des envi­rons, à l'initiative des consuls, n'avait pas abouti. La bête traquée avait fui sur les terres de la commune voisine de Colmars, c'est-à-dire en France, et hors de portée des fusils à pierre et des piques des gens du Val d'Entraunes.

On ne retrouvera sur place que six cadavres de loups, une chaussure et les lunettes de l’infortuné jeune homme. C'était lui aussi, le loup de Champbellarde, qui avait dévoré Olivier, l'enfant de Brun, alors que le « pitchoun » gardait les vaches à Sainte-Marguerite. Puis l'été venant on n'avait plus parlé de ce terrible fléau, on l'avait oublié. Mais avec le froid et la faim il était revenu, il était là!

Gratien se remémorait ce que racontait parfois Théodule, qui avait servi dans l'armée de l'Empereur, la terrible retraite dans la plaine blanche à l'autre bout de l'Europe, avec la menace perpétuelle des Cosaques et des bandes de loup achevant le travail de la mort. Mais ici, heureusement, tout était différent! Déjà Ginesy essayait d'agripper la touffe de genêts poussant plus bas, il cassa les branches qu'il rassembla au sommet de la pierre, pour essayer de les enflammer avec son briquet d'amadou. Bientôt une fumée prometteuse s'achevant en flammes claires illumina le visage rude du montagnard. Puis de son perchoir il s'adressa au loup: « Tu croyais me bouffer, hein! Tu ne m'auras pas, salaud! » Le loup remua et baissa les oreilles comme sous le poids d'un affront bien compris. Assis dans la neige, il ne bougeait pas, comme s'il pensait devoir encore garder toutes ses chances; peut-être restait-il là tout simplement par orgueil ?

En cette saison la nuit serait longue... Le feu se consuma rapidement et, faute de combustible, il s'éteignit. La morsure du froid devint alors très vite insupportable. Que faire sur cette plate-forme étroite, si ce n'est épier son adversaire ? Les heures passaient, égrenées par l'écho des cloches de Villeneuve. Bientôt le froid engourdit les membres de Gratien qui se recroque­villa dans ses vêtements mouillés par la neige. Les blessures qui entamaient ses bras le faisaient cruellement souffrir.

La fatigue et l'insomnie assommèrent le pauvre homme qui commença à hocher du chef, sombrant par instants dans un sommeil profond. Insensiblement et profitant de ces phases de relâche­ment, le loup se rapprochait du rocher.

Soudain, brusquement en deux bonds rapides, l'animal avait rejoint le dormeur qui réussit à se dégager de l'étreinte sauvage en matraquant l'agresseur. La bête culbuta en grognant du haut du rocher et s'enfuit, disparaissant dans les buissons voisins. Pour ne pas être à nouveau victime de la torpeur, Gratien se mit à chanter.

Le loup devenait invisible et son retour semblait improbable. Au bout d'une bonne demi-heure, supputant ses chances, l'homme décida de se remettre en route.

Alors qu'il s'apprêtait à repartir, une étrange lueur apparut plus haut sur le chemin; bien que tremblotante, elle se précisa... Quelqu'un venait sans doute à sa rencontre. Gratien essaya d'attirer son attention en criant à pleins poumons, puis sautant du rocher il se mit à courir plein d'espoir, vers cette forme de vie.

La lumière s'immobilisait, en quelques pas de plus Gratien atteignit Joseph Mandine, qui venant de Barels descendait à Villeneuve en compagnie de son mulet et de son chien, la lampe à la main.

L'aventure de Gratien Ginesy, amplifiée aux échos des veillées, a fait frissonner plusieurs générations ; elle n'a pas encore quitté la mémoire des gens de Villeneuve. L'année suivant l'événement, le solitaire de Champbellarde fut tué d'un coup de fusil à Chanabasse, alors qu'il rôdait autour de l'enclos à moutons. Étienne Nicolas, fier de sa prise, transporta la dépouille sur la place de la Fontaine, à Villeneuve où petits et grands, à demi rassurés, purent tirer la queue et admirer le terrible fauve.

Si vous passez par ce charmant village ne manquez pas d'aller jusqu'à Bante, le panorama en vaut la peine. Avant le dernier tournant, un énorme bloc se dresse au bord du chemin, c'est la « Peïra déou loup », c'est là que Gratien sauva sa vie au cours d'une longue nuit d'hiver.

D’après «Les Histoires de loups en Pays d’Azur » (Alandis-éditions Cannes), pour commander cet ouvrage illustré de 18 € : téléphoner au 04 93 39 07 41.

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25/10/2006

LORSQUE LA PESTE REPANDAIT LA MORT

 UN TERRIBLE FLEAU OUBLIE, LA PESTE

La peste existerait depuis des temps immémoriaux dans les plateau d'Asie centrale, dans la plaine du Gange et aussi en Afrique centrale.

Des textes chinois du XIIIe s. av. J.-C., la Bible, l'Iliade et l'Odyssée parlent de "pestes", mot qu'il faut assimiler à fléau (pestis - ­le fléau) plutôt qu'à la maladie due au bacille de Yersin.

La peste de Justinien (542-543) décrite précisément par Procope, était une peste bubonique qui frappa l'ensemble du bassin méditerranéenne. Ce fut la première pandémie pesteuse sûre.

La deuxième pandémie se situa au Moyen-Age, entre 1346 et 1353, faisant sans doute 25 millions de victimes, entre le quart et la moitié de la population. L'épidémie avait commencé en Inde, atteint la Méditerranée et s'était étendue à l'Europe entière. La maladie se prolongea pendant trois siècles.

La troisième pandémie débuta en 1894 dans le Yunnan en Chine et toucha progressivement tous les continents. Si elle fut dramatique en Inde (12 millions de morts), il n'y eut qu'un millier de décès en Europe grâce à ta prophylaxie mise en place.

La peste n'a pas disparu, des foyers subsistent dans le monde (Asie centrale, Inde, Indonésie, Afrique, Amérique du Nord et du Sud) : là où les hommes sont peu ou pas touchés, tes rongeurs sauvages le sont .

Aux époques anciennes (avant notre ère) les contacts étaient peu importants entre l'Europe et l'Asie et les barrières épidémiologiques subsistaient.

En revanche, Lorsque les voyages par caravanes et par bateaux, depuis la Chine ou L'Inde jusqu'à la Méditerranée devinrent habituels au 1er siècle après J.-C., lorsque les marchands furent de plus en plus nombreux pour ces courses lointaines, les conditions de diffusion des maladies contagieuses entre civilisations se modifièrent considérablement. La route de la soie entre la Chine et La Syrie, traversant les oasis d'Asie centrale, permit aux élégantes romaines de porter au 1er siècle ap. J.-C. des soieries semi-transparentes, mais permit aussi à la peste de se propager.

Les contacts maritimes furent également importants dans ce domaine et cela explique que les cités méditerranéennes aient connu par intermittence des épidémies de peste du VIe au VIlle siècle.

Au Moyen-Age (XIIe, XIIIe siècles) les échanges se multiplièrent avec l'empire mongol, des milliers de voyageurs traversèrent l'Asie suivant une nouvelle route plus au nord: Crimée, Kazan, Astrakhan, Pékin.

Les caravelles aux XVe, XVIe s., beaucoup plus tard la navigation à vapeur, ont disséminé la peste dans tous les ports du monde.

Les principales formes sont la peste pulmonaire transmise par vote respiratoire d'individu à individu et surtout la peste bubonique qui entraîne rapidement la mort (5 à 8 jours) .

Le mode de contagion le plus fréquent est la piqûre d'une puce contaminée par un rat qu'elle a abandonné lorsqu'il est mort pour passer chez l'homme.

L'espèce des rats noirs qui apporta la peste en Europe semble être originaire de l'Inde. Le moyen de" transport fut le bateau. Cela explique que les ports soient les premiers touchés lors des épidémies.

Les rats contractent la peste par échange de puces mais aussi par contact avec des rongeurs sauvages dont les terriers recèlent le bacille. Tous les rongeurs peuvent être atteints par la peste.

Ces pestes anciennes eurent des conséquences comparables à celles d'épidémies plus connues: mort d'une grande partie de ta population, urbaine, diminution des revenus impériaux ou royaux.

A mesure que se multipliaient les contacts avec ces épidémies, la mortalité diminuait, les sujets étant déjà efficacement immunisés par primo-infection.

La France et notre région méditerranéenne furent particulièrement touchées par les épidémies de peste du Moyen-Age jusqu'au XVIIIe siècle. Par la suite quelques cas occasionnels se produisirent mais sans avoir une importance comparable à la peste de 1720. Le vaccin mis au point en 1894 par Alexandre Yersin permit enfin de lutter efficacement contre ce fléau.

             LA PESTE DANS LE COMTE DE NICE

  La peste sévit fréquemment dans le Comté d'après les anciens chroniqueurs :

En 1327 elle emporta toute la population du Vieux Castel d’Ilonse, du premier village d’Aspremont, d’une partie du bourg de Tende.

En1347-1348 : elle détruisit « la tierce partie du monde » ( Froissard )

En 1391 : elle fit de nombreuses victimes dans toute la région, ainsi qu’en 1405-1406.

En 1466-67 ( 7833 morts, dont 211 religieux à Nice. Le Village de Saint Laurent du Var est totalement dépeuplé, on le repeuplera en 1468 avec 30 familles de la région d’Oneille. Le village de Saint Jean d’Alloche près de La Tour, fut dépeuplé. La population de Roquebrune implora sa patronne, N.D. des Neiges. La peste cessa et la population fit le vœu de se rendre tous les ans le 5 août à la chapelle de la madone de la Pausa.

En 1479, surtout à La Turbie et dans les environs.

En 1498 : elle fut si meurtrière que te gouverneur du Comté, René de Tende, attira les juifs expulsés de Rhodes.

En 1524 : elle avait était précédée "de sinistres présages. On avait vu, le jour, décliner dans le ciel trois soleils et, la nuit, trois lunes, dont celle du milieu était barrée d'une croix rouge".

En 1529 : à Menton et dans tes environs.

En 1544 : à Nice surtout

En 1550 : elle fit de nombreuses victimes dans la plupart des localités, plus de 3 500 dans la cité de Nice. Les autorités prirent quelques mesures d'hygiène : on interdit d'aller d'une localité dans l'autre, on entretint continuellement dans les rues des bûchers de cyprès et de plantes aromatiques, on jeta des désinfectants, vitriol, soufre, poix.

En 1580 : en l'espace de 4 mois la population de Nice fut réduite à moins de un tiers. On évalua le nombre de morts dans le seul faubourg de Sincaire à 5460, ce qui peut être exagéré, dit Durante, dans son "Histoire de Nice" (T.2, p. 361).

En 1631 elle sévit 7 mois. On dénombra environ 10 000 victimes à Nice, plus de la moitié de la population. On recourut aux forçats du bagne pour ensevelir les victimes dans des tranchées que l'on recouvrit de chaux vive, au quartier saint Roch.

A Monaco, cette peste fit périr un quart de la population.

En 1720 les populations du Comté ne furent pas touchées par la peste.

D’après « Les Châteaux du Moyen-âge en Pays d’Azur » (Alandis-éditions Cannes), pour commander cet ouvrage illustré de  20 € : téléphoner au 04 93 39 07 41.

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22/10/2006

LE DIABLE OFFRE SES SERVICES !

              A EZE : LE PONT DU DIABLE

A douze kilomètres de Nice, le village d’Eze, bâti en nid d’aigle à 400 m au-dessus de la mer, peut s’enorgueillir d’un riche passé.

La légende n’est pas loin lorsque l’histoire est fertile, comme en témoigne cet événement étrange, inscrit dans la mémoire de ce pittoresque village.

Tout débute la veille de la Saint Jean de l’an de grâce 1256, Baptistin Icardo, levé dès l’aube, s’était mis en route après avoir avalé une copieuse soupe. Comme chaque jour, il allait travailler sur les olivaies et les cultures d’agrumes que  seul, le seigneur Fighiera pouvait posséder. Il ne regagnerait pas son foyer avant la nuit.

Son fils Pierre agitait déjà «la campanette », cette petite clochette qui invitait les villageois à ouvrir leurs étables, pour permettre à moutons et chèvres de le rejoindre lui et  son «menoun », un solide bélier chargé de conduire le troupeau communal. Cette rituelle animation matinale préludait au pénible trajet  du troupeau vers les pacages loués par le seigneur.

Il fallait plus d’une heure, pour contourner la combe creusée au pied du monticule où se dressait le village d’Eze et atteindre en face, les herbages réservés aux animaux.

Pierre et son chien Lilou, tous deux attentifs sur le périlleux sentier qui dominait le précipice, ne s’accordaient un peu de détente qu’une fois parvenus au plateau.

Là, au milieu des touffes de thym et de romarin, les bêtes paissaient allègrement l’herbe drue le reste du jour. Elles ne s’abritaient à l’ombre des pins qu’à la grosse chaleur de midi.

Son bâton à la main, assis à proximité du troupeau avec Lilou à ses pieds, Pierre tout en conservant un œil sur les bêtes, se laissait aller à rêver.

Lorsqu’il voyait les corneilles voler, depuis les tours du château et traverser d’un trait d’aile le ravin, pour venir se poser sur les escarpements voisins du pâturage, il ne pouvait manquer de les envier.

Leur légèreté aérienne le renvoyait à sa triste condition de terrien, contraint de cheminer lentement sur un sentier malaisé, rocailleux et ceci deux fois par jour pour quitter ou rejoindre le village situé en face.

Les olivaies en contrebas, n’étaient atteintes qu’au prix du même pénible détour, obligeant les paysans à emprunter ce chemin difficile, pour contourner le ravin.

Pierre imaginait alors une passerelle qui pourrait relier les deux rives du vallon, offrant une traversée rapide et sûre pour tous.

Il confia son idée à son père, en l’incitant à soumettre le projet au conseil communal, afin de proposer la chose au seigneur. Ne s’agissait-il pas de l’intérêt général ? Si chacun convenait que l’intention était bonne, personne ne souhaitait avancer le premier sou. Dans ces circonstances, le projet resta lettre morte.

Pierre, ne pouvait se résoudre à cet échec et durant ses longues heures de solitude, tout en gardant son troupeau, ce garçon pieux se laissait aller à prier pour que son vœu se réalise. Il sollicita d’abord la Madone, puis en désespoir de cause, tous les saints qu’il connaissait, mais ses invocations n’eurent aucun écho.

C’est ainsi qu’un après midi où il doutait, découragé, il aperçut sur le sentier conduisant au plateau, un homme légèrement voûté, avançant d’un pas vif dans sa direction. Le voyageur bossu, portait une besace, de laquelle il sortit une gourde qu’il leva, puis renversant la tête, il but goulûment à la régalade le filet d’un liquide rosé, jaillissant dans sa gorge profonde.

Puis, s’approchant de Pierre, il lui tendit la gourde en souriant pour l’inviter à l’imiter. Ce barbu jovial et fraternel avoua s’être égaré, en cherchant le chemin conduisant à Nice où l’attendaient ses activités de négociant en bestiaux.

D’un œil averti, il jaugea le cheptel confié à Pierre, caressa de sa main velue Lilou qui s’écarta en grondant.

Son chapeau noir enfoncé laissait dépasser quelques mèches rousses, tout comme ses sourcils broussailleux, dissimulant des yeux pétillants de malice.

De longues oreilles encadraient son visage, rehaussé d’un nez crochu, tendu vers un menton prolongé d’une barbe pointue, aussi flamboyante que sa chevelure.

Sa verve intarissable s’accompagnait de gestes enveloppants et de rires forcés et soutenus. Prenant affectueusement le bras de Pierre, comme un vieil ami, il s’étonna du détour infligé aux « pauvres gens d’Eze », par l’absence d’un pont franchissant l’abîme séparant le village de ses campagnes.

Comme Pierre abondait dans son sens, l’autre complice, poursuivant sa loghorrée, se flattait de pouvoir résoudre la question, avec le seul souci du bien-être public.

Bien que candide, le berger surpris par une aussi soudaine gratitude, voulut en savoir plus. Mais l’autre assura, avec un regard étrange qu’un peu magicien il possédait le pouvoir mystérieux d’édifier l’ouvrage en une nuit, un pont solide en pierres de La Turbie, large, avec plusieurs arches et un parapet évitant à ses bêtes de chuter dans le vide !

Pierre, captivé, n’en croyait pas ses oreilles, par quel sortilège cet inconnu pouvait-il accomplir un pareil exploit ? Le bossu déclara que sensible à ses prières, il venait vers lui envoyé par un puissant prince des ténèbres, capable d’entendre les chants les plus désespérés.

Sa supplique serait exaucée pour presque rien, au terme d’un accord tout simple, scellé avec les villageois. La chose leur serait révélée demain matin, avant de franchir le pont qui serait construit la nuit prochaine.

Ebahi et incrédule, Pierre se dit que ce bonimenteur frénétique voulait se payer sa tête.

Au déclin du soleil, en compagnie de Lilou, il quitta sa nouvelle rencontre, rassembla son troupeau, pour le conduire comme à l’accoutumée jusqu’au village, avant la nuit.

Baptistin Icardo s’inquiéta de la santé de son fils, à la suite de ses propos délirants. Persuadé qu’il était victime d’une insolation, il l’entraîna chez la Tante Nourina, pour lui faire «enlever le soleil ». La vieille, un peu sorcière, trouva une certaine logique à ses explications extravagantes. Elle incita son neveu à la prudence, percevant là les intentions d’un ange maléfique, venu pour piéger et recueillir habilement quelques âmes en détresse.

Dès l’aube, Pierre tout excité parcourait les ruelles pour regrouper promptement les bêtes à la sortie du village. Un attroupement s’était formé à la poterne, alors que les premiers rayons de l’aurore éclairaient en contrebas un magnifique pont de pierre enjambant la gorge creusée sous le village.

Le groupe des villageois suivit le troupeau dirigé par Pierre, tous décidés à franchir commodément le vallon en profitant de cet ouvrage bien réel, bâti en une nuit.

Parvenus à l’entrée du pont, souriant et satisfait l’inconnu de la veille s’avança pour accueillir la foule des Ezasques, retira son chapeau, laissant apparaître deux cornes plantées au sommet et de chaque côté du crâne, dissipant ainsi le doute sur sa véritable qualité.

« - Mes amis, je ne suis qu’un pauvre diable, trop souvent et injustement calomnié. Toujours prêt à répondre aux sollicitations valables de mes frères humains les plus démunis. Je vous offre ce que le Ciel vous a refusé, en vous imposant une nature ingrate, source de peine et de fatigues inutiles. Voyez en moi un bienfaiteur sensible aux malheurs de votre sort.

Ce pont est à vous. En échange, je vous demande de m’octroyer la possession de la première créature qui le franchira. Un bien mince péage, pour un aussi riche cadeau. De plus, l’heureux élu ne le regrettera pas, croyez-moi ! A vous de désigner celui ou celle d’entre vous qui traversera le premier, l’âge ou la condition sont sans importance. Je vous laisse choisir entre vous et profiter ensuite à tout jamais des avantages de cet ouvrage ».

Un murmure général couvrit les dernières paroles, accompagné d’un prudent mouvement de recul.

Le cornu aux cheveux roux, un sourire figé aux lèvres, rayonnait de joie dans l’attente de sa future proie.

La discussion s’animait et le ton monta au point qu’il fut question d’écarter les jeunes au profit des vieillards malades qui n’avaient plus rien à perdre. Encore fallait-il choisir ? Quelqu’un proposa de tirer à la courte paille.

Les débats s’éternisaient, incitant certains, lassés, à repartir déjà vers leurs champs par le sentier habituel.

Pierre interpella alors le Diable, pour savoir si celui qui traverserait devait être baptisé ? « Pas du tout, au contraire ! » répondit l’autre.

Prenant une pierre, le berger la lança alors à l’autre bout du pont, en invitant le fidèle Lilou à aller la chercher. Le chien ne se le fit pas dire deux fois, en trois bonds, il avait déjà franchi le pont et tout aussi lestement, il revint vers son maître, fier, le caillou dans la gueule.

Puis s’adressant au Malin, Pierre ajouta : « Cela devrait faire votre compte l’ami ? Lilou a été le premier être à avoir franchi le pont. Désormais, nous sommes quittes ! »

Fou de rage, la bave aux lèvres, Le Diable éructa de telles injures que  le pont en trembla sur ses assises, se fissura, puis s’effondra comme un château de cartes.

Dans la poussière soulevée par le désastre, les villageois virent s’enfuir celui qui n’avait pas réussi à acheter leur âme.

  La chapelle Sainte Croix, ancienne chapelle des Pénitents blancs, conserve un curieux Christ en bois daté de 1258. Sa tête droite présente un visage illuminé par un sourire réjoui, inspiré par la cuisante défaite infligée au Malin par les gens du village. Ceux-ci bénéficieront beaucoup plus tard, grâce au progrès,  d’un magnifique pont* supportant la route de la Moyenne Corniche.

Aujourd’hui, les paysans, comme les bergers et leurs pacifiques troupeaux ont déserté cet ouvrage, réservé à l’usage exclusif de diaboliques engins voués à l’ivresse et aux dangers de la vitesse, au prix de pétarades et d’infernales fumées.

Une revanche tardive qui n’est pas sans ravir l’éternel tentateur, toujours à l’affût des faiblesses humaines.

  

*Un autre « Pont du Diable » enjambe le Var naissant à Esteng, au-dessus d’Entraunes, au nord du département. L’ouvrage surplombe une étroite gorge où le torrent plonge en une vertigineuse cascade.

 

D’après « Les Aventures du Diable en Pays d’Azur » (Alandis-éditions Cannes), pour commander cet ouvrage de 18 € : téléphoner au 04 93 39 07 41.

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