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28/10/2006

UN LOUP S'INTERESSE A UN PROMENEUR DANS LA HAUTE VALLEE DU VAR

                  LA PIERRE DU LOUP 

 Le froid mordait cruellement le visage de Gratien qui, à grandes enjambées, remontait dans la neige le « Coulet déou Claous », cette colline aride qui domine le village de Villeneuve-d'Entraunes. Plus bas, le scintil­lement joyeux des lumières attestait de la suite des festivités de la Saint-Sébastien. Gratien enfonça son chapeau et souleva la lampe à huile pour mieux reconnaître les traces de pas laissées la veille. Appuyé sur son bâton, il avançait vers ces autres lueurs incertaines qui dominaient la vallée depuis leurs balcons abrités. . . Bientôt il serait là-haut, à Bante, pour s'occuper des bêtes qui devaient l'attendre. Théodule voulait le retenir jusqu'au lendemain pour lui faire goûter ces fameux cruisses à la sauce de noix, fruits du savoir d'Henriette son épouse; mais il avait refusé, lui promettant de redescendre si tout allait bien là-haut. Le festin d'hiver offrait pendant une bonne semaine maintes occasions de s'amuser et de faire bombance. Mais il fallait penser aussi aux vaches et aux moutons qui réclamaient soins et nourriture. Gratien n'avait pas hésité; il était parti après avoir bu un bon vin chaud parfumé à la cannelle. Au souvenir de ce délicieux breuvage, il passa sa langue sur ses lèvres durcies par le gel; il en conservait encore le goût dans la bouche.

Après un détour du chemin, Villeneuve disparut et il ne resta plus devant lui que les solitudes désertes du plateau entaillé par le vallon de Riou Fejan. La lune s'était levée dans un ciel étoilé, rendant désormais inutile l'usage de la lampe. Le paysage se découpait avec des ombres allongées, soulignées par la clarté et l'éclat de la neige.

L 'homme cheminait maintenant avec plus d'assurance, aussi il s'accorda un arrêt pour satisfaire un besoin naturel.

Alors qu'il allait reprendre sa marche, Gratien sentit comme une présence diffuse qui le mit mal à l'aise. Observant les alentours, il eut l'impression qu'une silhouette se déplaçait plus bas sur le sentier qu'il venait de parcourir. Une hallucination: rien n'avait bougé. Rassuré, Gratien scruta avec plus d'attention. Non il n'avait pas rêvé, quelque chose s'avançait à sa rencontre.

Très vite le voyageur avait identifié la nature de la forme grise qui filait bon train sur ses traces. Bientôt elle l'aurait rattrapé. Accélérant le pas, l'homme chercha un abri face au danger qui se précisait. Mais quelle parade trouver devant la menace d'un loup affamé ? Car c'était bien d'un loup qu'il s'agissait. Pas de maison à l'horizon et encore un bon quart d'heure de marche avant de parvenir à Bante.

Gratien passa en revue dans son esprit toutes les possibilités de refuge, elles étaient minces; même pas un arbre! Plus qu'une seule issue: courir, courir, courir, c'est ce qu'il fit. Mais l'animal, alléché par l'odeur de l'homme, fonçait à une vitesse telle qu'il flaira bientôt les talons de Gratien Ginesy. Celui-ci fit face à la bête, un magnifique solitaire à la large encolure qui, retroussant les babines, découvrit deux rangées impressionnantes de crocs acérés. Le fauve s'éloigna quand le piéton lui lança quelques pierres hâtivement ramassées.

Mettant à profit ce court intermède, Ginesy, haletant, reprit sa progression en trébuchant dans la neige. Mais l'animal, après un temps d'hésitation, percevant l'impuissance de l'homme et son affolement, bondit à nouveau.

Gra­tien se retourna, leva son bâton, cria de rage face à ces deux yeux flamboyants qui semblaient lui dire :

« Je t'aurai l'ami, j'y mettrai du temps mais tu ne m'échapperas pas. » Après une courte reculade et une esquive rapide, le loup revint à la charge, obligeant Gratien à une volte-face. Dans sa précipita­tion l'homme bascula et tomba à la renverse; déjà le fauve était sur lui, l'attaquant avec brutalité, déchirant ses vêtements et lui mordant cruellement les avant-bras. Le corps à corps ne se poursuivit pas, à coups de pierre Ginesy lui fit lâcher prise. Blessé, l'homme saisit son bâton à deux mains et le tenant levé reprit sa marche titubante à reculons.

L'animal s'assit alors sur son train arrière, observant attentive­ment sa victime avant de repartir une nouvelle fois à l'attaque. Soudain comme un éclair, une évidence s'imposa à Gratien: s'il parvenait à atteindre l'énorme bloc de pierre situé plus haut au bord du chemin, il serait hors de danger. Sans perdre une seconde, il réussit, avec le loup à ses trousses, à rejoindre en courant et à escalader l'imposant rocher.

Perché et en sûreté, Gratien reconsidéra la situation avec plus d'optimisme.

Son agresseur, après un temps de surprise passé à contourner la masse rocheuse sur laquelle sa proie s'était juchée, tenta de sauter pour l'atteindre. Mais la vigilance de Ginesy ne s'étant pas relâchée, il lui assena un magistral coup de bâton qui le déséquilibra et l'envoya choir sur le dos. Une légère plainte avait fait écho au coup porté ; claudiquant, l'animal s'écarta du rocher pour s'asseoir et lécher sa plaie. Gratien faisait de même quelques mètres plus haut.

La lune éclairait la scène comme en plein jour, et avec l'immobilité, le froid commençait à se faire sentir.

S'observant l'un et l'autre à distance, l'homme et la bête s'interrogeaient: qui lâcherait le premier ? Gra­tien se souvenait maintenant de la ruse dont avait fait preuve son adversaire, le loup de Champbellarde, lorsqu'il avait agressé la pauvre Marie Pichotte.

Chaque jour, Marie allait chercher du bois dans le Bourdous, entassant sa provision pour l'hiver. Plu­sieurs fois elle avait rencontré le loup qui l'avait observée sans se décider à l'attaquer. Devant cette familiarité apparente, la vieille femme ne s'était plus méfiée. Le soir où elle s'était enfin décidée à rappor­ter sur le dos son premier fagot du précieux bois, l'animal n'avait plus hésité, égorgeant la malheu­reuse.

La battue aussitôt organisée par les quarante chasseurs les plus habiles de Villeneuve et des envi­rons, à l'initiative des consuls, n'avait pas abouti. La bête traquée avait fui sur les terres de la commune voisine de Colmars, c'est-à-dire en France, et hors de portée des fusils à pierre et des piques des gens du Val d'Entraunes.

On ne retrouvera sur place que six cadavres de loups, une chaussure et les lunettes de l’infortuné jeune homme. C'était lui aussi, le loup de Champbellarde, qui avait dévoré Olivier, l'enfant de Brun, alors que le « pitchoun » gardait les vaches à Sainte-Marguerite. Puis l'été venant on n'avait plus parlé de ce terrible fléau, on l'avait oublié. Mais avec le froid et la faim il était revenu, il était là!

Gratien se remémorait ce que racontait parfois Théodule, qui avait servi dans l'armée de l'Empereur, la terrible retraite dans la plaine blanche à l'autre bout de l'Europe, avec la menace perpétuelle des Cosaques et des bandes de loup achevant le travail de la mort. Mais ici, heureusement, tout était différent! Déjà Ginesy essayait d'agripper la touffe de genêts poussant plus bas, il cassa les branches qu'il rassembla au sommet de la pierre, pour essayer de les enflammer avec son briquet d'amadou. Bientôt une fumée prometteuse s'achevant en flammes claires illumina le visage rude du montagnard. Puis de son perchoir il s'adressa au loup: « Tu croyais me bouffer, hein! Tu ne m'auras pas, salaud! » Le loup remua et baissa les oreilles comme sous le poids d'un affront bien compris. Assis dans la neige, il ne bougeait pas, comme s'il pensait devoir encore garder toutes ses chances; peut-être restait-il là tout simplement par orgueil ?

En cette saison la nuit serait longue... Le feu se consuma rapidement et, faute de combustible, il s'éteignit. La morsure du froid devint alors très vite insupportable. Que faire sur cette plate-forme étroite, si ce n'est épier son adversaire ? Les heures passaient, égrenées par l'écho des cloches de Villeneuve. Bientôt le froid engourdit les membres de Gratien qui se recroque­villa dans ses vêtements mouillés par la neige. Les blessures qui entamaient ses bras le faisaient cruellement souffrir.

La fatigue et l'insomnie assommèrent le pauvre homme qui commença à hocher du chef, sombrant par instants dans un sommeil profond. Insensiblement et profitant de ces phases de relâche­ment, le loup se rapprochait du rocher.

Soudain, brusquement en deux bonds rapides, l'animal avait rejoint le dormeur qui réussit à se dégager de l'étreinte sauvage en matraquant l'agresseur. La bête culbuta en grognant du haut du rocher et s'enfuit, disparaissant dans les buissons voisins. Pour ne pas être à nouveau victime de la torpeur, Gratien se mit à chanter.

Le loup devenait invisible et son retour semblait improbable. Au bout d'une bonne demi-heure, supputant ses chances, l'homme décida de se remettre en route.

Alors qu'il s'apprêtait à repartir, une étrange lueur apparut plus haut sur le chemin; bien que tremblotante, elle se précisa... Quelqu'un venait sans doute à sa rencontre. Gratien essaya d'attirer son attention en criant à pleins poumons, puis sautant du rocher il se mit à courir plein d'espoir, vers cette forme de vie.

La lumière s'immobilisait, en quelques pas de plus Gratien atteignit Joseph Mandine, qui venant de Barels descendait à Villeneuve en compagnie de son mulet et de son chien, la lampe à la main.

L'aventure de Gratien Ginesy, amplifiée aux échos des veillées, a fait frissonner plusieurs générations ; elle n'a pas encore quitté la mémoire des gens de Villeneuve. L'année suivant l'événement, le solitaire de Champbellarde fut tué d'un coup de fusil à Chanabasse, alors qu'il rôdait autour de l'enclos à moutons. Étienne Nicolas, fier de sa prise, transporta la dépouille sur la place de la Fontaine, à Villeneuve où petits et grands, à demi rassurés, purent tirer la queue et admirer le terrible fauve.

Si vous passez par ce charmant village ne manquez pas d'aller jusqu'à Bante, le panorama en vaut la peine. Avant le dernier tournant, un énorme bloc se dresse au bord du chemin, c'est la « Peïra déou loup », c'est là que Gratien sauva sa vie au cours d'une longue nuit d'hiver.

D’après «Les Histoires de loups en Pays d’Azur » (Alandis-éditions Cannes), pour commander cet ouvrage illustré de 18 € : téléphoner au 04 93 39 07 41.

Pour en savoir plus sur un village typique chargé d’anecdotes et d’images du passé : Cliquez sur

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09:00 Publié dans MEMOIRE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : HISTOIRE

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