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18/11/2007

LES TEMPLIERS DE VENCE AU BROC (1ère partie)

Dans sa monographie relative à Saint Jeannet, J.-E. Malaussène écrit :  « Avec Tisserand et l'ensemble des historiens, nous estimons, pour notre part, que le château de La Gaude fut occupé par les Templiers. Les Templiers (ordre religieux et militaire, fondé en 1118 à Jérusalem pour combattre les Musulmans), qui comptèrent bientôt 9000 commanderies, divisées en neuf provinces, prirent position dans notre contrée et occupèrent presque tous les anciens postes romains. » L’auteur cite ensuite Tisserand, (Histoire de Nice et des Alpes Maritimes) « Sentinelles échelonnées sur les hauteurs, les Commanderies surveillaient le littoral et s'avertissaient par des feux. Au signal convenu, tous les chevaliers accouraient sur le rivage. Le Broc, Saint-Etienne, La Gaude, Gattières, Saint-Martin-de-Vence, Le Castellas de Roquefort, Biot, Grasse, Villefranche et Nice surtout étaient, dès 1137, d'importants établissements, comme le témoignent les ruines que nous en voyons. On aperçoit encore sur leurs monuments la croix unie à l'étoile et au croissant. ". Malaussène poursuit : « Tous les historiens du temps conviennent que cet Ordre, devenu tout-puissant par ses richesses, son ambition et son pouvoir inquiétait les souverains ». Les Templiers du Royaume de France furent tous arrêtés le 13 octobre 1307. En Provence, ils  le seront le 24 janvier suivant. Clément V prononça la dissolution de l’Ordre du Temple au concile de Vienne en 1312; la même année, Philippe le Bel fit brûler à Paris le grand maître de l'Ordre, Jacques Molay. Templier, mot magique, renvoie à la chevalerie du Moyen-Age et plus précisément au destin tragique de moines-soldats, condamnés au bûcher pour des raisons encore mystérieuses, après avoir été dépossédés. Templier, s’associe aussi à trésor caché, à de fabuleuses richesses amassées ou ramenées d’Orient, puis dissimulées à la veille de la rafle fatale aux frères de l’Ordre. Templier suggère des monuments fortifiés : châteaux, églises, chapelles dressés pour défendre et promouvoir des valeurs spirituelles, maintenues jusqu’à nous, par delà les siècles. En effet dès 1135, l’Ordre du Temple installe sur le territoire des Alpes Maritimes  cinq commanderies à Grasse, Biot, Vence, Nice et Rigaud qui vont étendre un maillage dense sur l’ensemble de la région. A la saisie des biens templiers, en 1308, on recensait dans ce département, 724 tenures  et 654 membres du Temple, en dehors de la Viguerie de Nice et de l’Est du département, pour lequel les archives ont disparu ! Par delà les ténèbres, écrits, vestiges, légendes portent jusqu’à nous le témoignage de la vigueur de l’Ordre dans ce département. Quelle fut l’inspiration de l’Ordre et la démarche spirituelle des Templiers, dont la complexité et le mystère sont à l’origine de la franc-maçonnerie contemporaine ? La passionnante aventure, des chevaliers de « la croix et des roses » en Pays Vençois mérite notre intérêt dans ce recueil propre au Broc. Ce territoire riche en possessions templières dépendantes de la commanderie de Vence, conserve encore de multiples et intéressantes traces de la présence au Moyen-Age de ces fiers chevaliers. Les Templiers inspirent d’abord l’image glorieuse de moines soldats se jetant la lance ou l’épée au poing, pour défendre ardemment les lieux saints, à l’époque des croisades. Par la suite, ce tableau avantageux se nuance, avec l’évocation de leurs richesses, pour s’obscurcir enfin dans l’épaisseur du mystère, avant de n’être plus éclairé que par les sinistres lueurs des bûchers où s’achève l’épopée des frères du Temple, accusés d’hérésie. J. A. Durbec qui fait autorité dans l’étude des Templiers dans les Alpes Maritimes, indique formellement, «qu’il n’est pas question des possessions du Temple dans le diocèse de Vence avant 1251 », bien qu’il reconnaisse des droits datant de 1235 pour le «castrum » du Broc. Une découverte faite par L. Dailliez aux archives de la couronne de Savoie à Turin, nous permet d’en savoir plus, il s’agit d’un acte capital de 1195, établi par Pierre II Grimaldi évêque de Vence, donnant au frère Jean et à la milice de Jérusalem de Salomon, la seigneurie de la Bastide-Saint-Laurent et une maison située dans la ville, se réservant le cens annuel de 10 sous, un denier obole et 10 setiers de grains. La date de l’installation des Templiers à Vence s’opère à la suite de la dernière invasion musulmane de 1190. Pour resituer la menace des Sarrasins dans les Alpes Maritimes, rappelons qu’après avoir été battus par Charles Martel, les Maures se replient en Provence où ils brûlent Cimiez et Lérins en 734. Les raids se poursuivent ensuite, avec une attaque sur Nice en 813. Après avoir pris le pouvoir en 822, le comte Hugues d’Arles détruit l’armée sarrasine, avant de céder ses droits au duc de Bourgogne Rodolphe II. Les Sarrasins se regroupent alors dans la Basse Provence. Commence à ce moment-là, une période sombre pour la Provence orientale qui durera presque un siècle de, 883 à 972. Installés au Fraxinet (La Garde-Freinet) au- dessus  du Golfe de Saint Tropez, au Cap Ferrat et à Eze,  les Sarrasins opèrent dans toute la région, ravageant  successivement Grasse, Nice, Cimiez, La Turbie et Vence.

« Lors de leur deuxième incursion, rapporte Tisserand, les Sarrasins se retranchèrent à Gourdon, à Gattières, à Carros, au Broc et au château des Gaudes. Un groupe de ces envahisseurs se fixa au quartier de La Maure, où il créa une colonie en s'unissant avec des femmes du lieu. » Le comte d’Arles Guillaumes et son frère le marquis  de  Turin Arduin fédèrent  les seigneurs locaux dans  une sorte de croisade qui aboutit en 972-974, à l’expulsion définitive  des Maures de leur repaire du Fraxinet.

Après cette glorieuse épopée, Guillaume dit «le libérateur » assoit son autorité sur une Provence indépendante en prenant le titre de marquis. Mais la menace  insidieuse des corsaires musulmans catalans ou andalous, va se poursuivre par des raids surprises  sur les côtes des Alpes Maritimes. En 1047, l’île de Lérins est de nouveau dévastée et  les jeunes moines sont emmenés en Espagne musulmane. L’incendie criminel de la cathédrale épiscopale d’Antibes en 1125, par les princes opposés à l’évêque, sera mis ensuite au compte des Sarrasins qui, donc, sévissaient encore dans la région.    Qui étaient ces  pirates enturbannés venus  de  la mer ? Selon les historiens, des  muwallads espagnols convertis à l’Islam ou des mozarabes chrétiens sous domination musulmane du calife de Cordoue.

S’y ajoutaient parfois des apports du  Maghreb, comme en  934, quand  une  flotte arabe, venue d’Afrique et de Sicile, saccage la ville de Gênes.

En Espagne, le  roi d’Aragon Jacques le conquérant (1213-1276 ) atténuera le péril par la conquête de Valence et des Baléares. Il en sera de même lors de la reconquête de Murcie en 1243.  Mais il faudra attendre 1492, pour voir les musulmans, chassés de leur royaume de Grenade, quitter définitivement l’Espagne. Durant tout le Moyen-Age, les inquiétantes felouques des flottilles sarrasines viendront depuis leurs  bases espagnoles razzier  sans vergogne  le littoral des Alpes Maritimes.

L’apport odieux d’esclaves, femmes et enfants, enlevés sur la côte de Nice à Cannes, va constituer tout au long  de ces siècles, un commerce florissant, propre à encourager la  répétition d’attaques audacieuses dont il faudra se protéger. Les  Templiers vont accomplir la noble tâche de défendre le diocèse de Vence des  possibles incursions sarrasines en occupant  la Bastide-Saint Laurent, point stratégique admirablement situé sur le piton rocheux du Baou des Blancs, dominant la cité et les collines environnantes, jusqu’à la mer.

Rayonnant depuis cette position fortifiée sur  toute la région, l’Ordre va  acquérir de nombreux biens alentour, faisant de la commanderie de Vence une maison prospère qui détiendra jusqu’à 88 services  dans  le diocèse. Sa  juridiction va s’étendre  géographiquement des hauteurs dominant l’Esteron, jusqu’à la côte, limitée à l’Est par le Var et à l’Ouest par les rives du Loup.

 

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14/11/2007

LES TEMPLIERS A NICE: L'INSTALLATION

L’installation des Templiers à Nice au XII ème siècle fait suite à un accord entre le Pape et l’Empereur d’Allemagne, suzerain de la Provence. Il est admis que le Temple, ordre militaire et religieux, aurait été appelé dans les Alpes Maritimes (Provence orientale à cette époque) pour défendre les populations contre les incursions maritimes des Sarrasins. P. Gioffredo indique qu’en 1135, conjointement avec les Hospitaliers, les Templiers s’installent à Nice avec l’approbation du Pape et que l’évêque Pierre comble le Temple de ses libéralités et «lui fait de nombreux dons, tant dans la ville que dans ses environs ». Les Templiers sont alors présents à l’intérieur de la cité, sur les bords du Var et au quartier du Ray qui a conservé le nom de Temple. Durante précise : « Et nous lisons dans une autre chartre de 1154 que les Templiers occupaient dans l’intérieur de la ville, près de la rue nommée Saleya une grande maison appelée le Temple et deux autres établissements dans le territoire de Nice, jouissant en Provence d’une grande réputation, la première placée au voisinage du Var (sur la colline appelée « lei serroi sobranoi », les serres supérieures, on trouve encore les ruines de cet ancien édifice) était destinée à secourir les pèlerins qui traversaient ce fleuve, passage très périlleux à cause de la rapidité des eaux et des sombres forêts qui couvraient les deux rivages, la seconde située au quartier qui porte encore le nom de Temple entouré de jardins délicieux ». Ces lignes sont écrites au début du XIX ème siècle, E. Raynaud  mentionne encore en 1912, cette ancienne maison des Templiers, dans une propriété de notables niçois, avec son «oratoire, une portion de l’édifice en murailles très épaisses et de vastes souterrains dont on ne connaît pas la destination ». C’est en 1176 dans la maison des Templiers localisée au quartier des Sagnes, sur la rive gauche du Var que sera signé le traité par Alphonse 1er Comte de Provence et les consuls de Nice, mettant fin à la domination génoise sur cette ville. Hugues Geoffroi, maître du Temple est cité comme témoin capital de cette cérémonie. Personnage influent Hugues Geoffroi fut choisi comme arbitre dans un différent opposant le Comte  de Provence et le Comte de Toulouse. Installés au nord à l’ouest et au centre de Nice, les Templiers semblent affirmer une domination évidente  sur la cité. A l’occasion de sa seconde visite à Nice en 1188, Alphonse d’Aragon Comte de Provence honora de sa présence la maison templiere située au nord de la ville où il fut selon Durante «splendidement traités par les chevaliers ». Il est question à propos de la maison tenue par le Temple au centre de la cité, d’un hospice identique à celui mentionné au bord du Var. Cette demeure réservée à l’accueil des pèlerins et  voyageurs est citée tour à tour par les historiens locaux Gioffredo, Scaliero et Pastorelli, elle passera dans les mains des Hospitaliers à l’abolition de l’Ordre. Les archives révèlent ensuite les nombreuses acquisitions effectuées par les Templiers niçois. « En l’an 1193 au mois de mai, Pierre Riquier vend au commandeur deux terres situées à «Aube Sanne » dont  l’une confronte au levant la terre de Lanfrant Riquier, au couchant celle de Jourdan Rebuffel, au septentrion le chemin et au midi la terre de la maison du Temple du Var. L’autre confronte au levant la terre de Raimond Raibaut, au couchant celle de la maison du Var, au septentrion le rivage et au midi, la palud, pour le prix de 1300 sols génois ». Ces quelques détails topographiques permettent de situer avec précision la proximité évidente de la maison du Var. J.A. Durbec voit dans le montant élevé de cette transaction, la volonté des Templiers d’affirmer encore davantage leur installation dans leur maison du Var. Le 10 juillet 1202 Guillaume Geoffroi del Muoil, représentant de la Maison de Nice, apparaît avec le titre de commandeur dans une charte, à l’occasion d’un échange de biens avec l’abbé de Saint Pons de Cimiez : un jardin situé au quartier du Lympia, contre une partie du Puy Saint Martin, près de Saint Pons. L’abbé vend également au Temple une partie du Puy Saint Martin, pour 10 livres génoises. Le 3 décembre 1205, les consuls de Nice G. Raibaud, Milon, Badat et Guillaume Bermond remettent pour la durée de leur mandat à Raimond  « de Pamias », commandeur du Temple et à Jean Fita, commandeur de l’Hôpital, la Tour Bertrand Desa et Pierre Audebrand. Le document est signé par Perillon, Grand Prieur de l’Ordre  de Provence. Cet acte est significatif de l’affirmation du rôle militaire, assuré par les Templiers dans la surveillance et la défense de la cité. Les acquisitions du Temple vont se poursuivre autour de Nice, ainsi le 1er octobre 1206 lorsque Chabaud de Nice donne à la maison de l’Ordre de cette ville, tous les droits qu’il détient sur une terre et un jardin sis «in Aura ». L’engouement suscité par les Templiers est tel que le même jour Guillaume Ricard de Nice voue son fils Isnard à l’Ordre et le dote à cette occasion de la moitié de sa terre de  «Font Gairaut », l’acte est signé par Raimond «de Pamias », commandeur de la maison de Nice. Gioffredo indique un acte du 12 août 1210 où apparaissent comme commandeur Raimond de la maison du Var et Pons Fabre envoyé de la maison du Temple à Nice. Le 21 août 1210, le commandeur de la maison du Temple de Nice Pons Fabre est cité comme témoin d’une confirmation faite par Sanche, Comte de Provence, des privilèges octroyés à cette ville en 1176. Le frère Jean de Galluc est également présent lors de cette cérémonie qui se déroule dans la plaine «d’Arisano » (l’Ariane), au nord de la cité. A la lecture de ces deux actes il apparaît une nette distinction entre les commandeurs des deux maisons de l’Ordre situées à Nice : celle du Var et celle intra-muros, soulignant ainsi l’importance de la communauté templière niçoise. Selon L. Dailliez, en 1215, le commandeur de Nice accompagne le Comte et plusieurs seigneurs alors que la ville est envahie, manifestant de la sorte le soutien inconditionnel de la milice du Temple à la Maison catalane des comtes de Provence, dans le rétablissement de son autorité contestée.

Le 13 avril 1222, Nice s’étant à nouveau détachée de la couronne de Provence, Rostaing de Saint Laurent, précepteur de la maison de Nice et de Grasse est cité à propos d’une convention passée entre la milice du Temple et Bérenger d’Avignon.

 

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07/11/2007

ENTRAUNES : LA BETE DU CHAUDAN

«homo homini  lupus » (l’homme est un loup pour l’homme), Plaute

Durant la guerre 39-45, la découverte du cadavre d’un malheureux accidenté dans le vallon du Chaudan, au-dessus d’Entraunes, près des sources du Var, remit en mémoire une étrange histoire qui alimentait autrefois les veillées. Ces assemblées de parents et d’amis, regroupés dans la douce chaleur de l’étable, permettaient à chaque conteur de broder habilement sur une trame souvent ressassée, pour le plus grand plaisir de l’auditoire. Voici une version de cette légende, reprise d’après une relation de René Liautaud, chantre du Val d’Entraunes. Nous étions en août, au creux de l’été 1514 lorsque j’arrivais épuisé devant le presbytère. Venant d’Arles, j’avais marché sans relâche depuis huit jours, pressé de revoir mon oncle, prêtre à Entraunes. Ce brave homme avait tout fait pour me faire étudier et m’encourageait à préparer la prêtrise. D’un coup de tête je venais de tout abandonner. Absorbé par mes pensées, soucieux de l’accueil et des reproches sévères qu’il n’allait pas manquer de m’adresser, j’avançais à grand pas sans rien voir. Après une courte hésitation, je frappais à la porte. Mon oncle apparut, je le reconnus à peine, tant son visage avait changé. De grosses rides barraient son front. Amaigri, la mine triste et le regard inquiet, il s’avança vers moi sans marquer la moindre surprise. Il m’invita simplement à rentrer et à me reposer. Trop heureux de m’en tirer à si bon compte, j’allais m’étendre jusqu’à l’heure du souper. Alors que je décidais de m’expliquer, il m’interrompit presque aussitôt : « Tu es là, as-tu fais bon voyage ? Tant mieux. Dommage que tu arrives à un pareil moment. Ici nous tremblons tous, le malheur est sur le pays. – Pourquoi ? ». Tout en mangeant, il me raconta l’objet de sa contrariété. Cela avait débuté à la fin juin, là-haut sur le chemin du Col le plus fréquenté de la région. Chaque jour, allant et venant de Colmars, bêtes et gens y circulaient, montant ou descendant tout au long des interminables lacets. Mon oncle ajouta : « Nos gens n’osent plus s’y aventurer seuls, ils soutiennent que l’endroit est ensorcelé. – Ensorcelé ? – Oui, ils estiment que le Diable s’est rendu maître du passage depuis que quatre hommes y sont morts, tous au même lieu. Quatre voyageurs solides et vigoureux ! ». L’oncle précisa que les traces de pas des malheureux indiquaient qu’ils avaient tous abandonné le sentier pour dévaler dans un grand pré pentu, finissant sans prévenir sur une falaise dominant la gorge. On n’aurait pas mieux fait si on avait voulu s’y précipiter. Tout cela me paraissait incroyable. Mon oncle poursuivit : « Pour le premier, chacun supposa qu’il s’agissait d’un accident. Prenant un raccourci le pauvre homme avait dû courir et manquer le rebord avant de s‘écraser sur les rochers au fond du vallon. Mais trois jours plus tard, un second mort fut retrouvé à moins d’un pas des traces sanglantes de l’autre ! ». C’en était trop, refusant d’écouter les sages paroles du prêtre qui prêchait le bon sens, les esprits échauffés imputèrent ces crimes au Diable et à ses maléfices. Deux semaines s’écoulèrent ainsi en vains et superstitieux bavardages. Hochant tristement la tête, l’oncle poursuivit : « J’aurais peut-être réussi à ramener le calme, mais hélas, coup sur coup deux autres infortunés chutèrent à leur tour au même endroit…Cela te semble impossible ! Pourtant, quatre déjà qui ont dégringolé dans des circonstances identiques sans raison apparente. C’est à n’y rien comprendre, s’ils avaient suivi le chemin bien tracé et en bon état, rien n’aurait pu leur arriver. Depuis et plus que jamais, le Malin a la part belle. Je n ‘en dors plus, j’en suis malade, il m’arrive même de douter. Pour un prêtre c’est un comble ! ». Le jour suivant, je m’étais assoupi à l’heure chaude, en feuilletant un vieux traité sur l’exorcisme, je fus réveillé par des éclats de voix. Deux villageois venaient prévenir mon oncle : un nouveau corps avait été aperçu dans le vallon maudit, toujours au même endroit. Très vite, nous nous sommes retrouvés quelques-uns, franchissant le passage de la Porte. Personne ne parlait. Plus que jamais, chacun rasait le rocher. Le grand Césaire qui ouvrait la marche, semblait hésitant, l’oncle le dépassa, je le suivis. Brusquement, je vis le cadavre tout en bas, au fond d’une cuvette creusée par les eaux dans les marnes grises. Quelqu’un sembla reconnaître une femme. Malgré l’absence de touffes de genêts ou de buis pour nous accrocher, nous nous sommes lancés dans la pente raide. C’était Amélie Giloux, la nièce d’Angelin de la Frache, une jeune et jolie fille en âge de se marier qui était placée chez le notaire de Colmars. Personne raisonnable et pieuse, habituée des lieux, elle ne pouvait s’être suicidée à la veille de ses noces et encore moins avoir un accident en pareil endroit. Alors plus que jamais, on reparla du Diable. Comme mon oncle s’approchait du corps mutilé pour dire quelques prières avant de l’emporter, on remarqua une longue entaille marquant le cou, de la nuque à la gorge. « Elle a été attaquée et blessée avec un couteau », remarqua quelqu’un. « Elle s’est même défendue », ajouta un autre en retirant une poignée de poils roux des doigts recroquevillés de la pauvre morte. « On croirait des poils de loup ! ». En un sens ces constatations macabres nous rassuraient. Si Amélie s’était battue contre quelque chose de vivant, une sorte de monstre velu qui pouvait se toucher et s’attraper, la menace ne venait plus d’un insaisissable sortilège du Malin. Le soir même, baile et consuls réunis, décidèrent d’organiser de vastes battues aux alentours, depuis le vallon du Bourguet en passant par le Drouit et, de là, vers le Col, la Bouisse jusqu’à l’Aiglières. Les trois jours suivants, tous les hommes valides d’Entraunes, accompagnés des meilleurs chiens de chasse, visitèrent chaque recoin de la montagne sans aucun résultat. Il fallait se rendre à l’évidence, la bête se méfiait et paraissait douée d’astuce et de jugement, n’attaquant qu’à coup sûr, comme le prouvait le sort de ses malheureuses victimes. Aussi semblait-il impossible de la démasquer. Mon oncle me confia qu’il pouvait s’agir d’un loup-garou, moitié homme, moitié animal, comme il en avait entendu parler lorsqu’il débutait jeune prêtre dans les monts du Vivarais. « Ces sortes d’êtres sont insaisissables, car ils peuvent revêtir plusieurs aspects selon les circonstances…Nous n’en avons jamais rencontré par ici, mais qu’envisager d’autre ? ». Décidé comme lui à éclaircir ce mystère, je lui proposais mon idée : « Ici, je suis peu connu et puisqu’il semble en vouloir particulièrement aux voyageurs étrangers, je vais essayer de le débusquer. Etant prévenu du danger et suffisamment alerte, je saurai me défendre mieux qu’un autre ». Deux jours plus tard, après avoir quitté les dernières maisons du village, j’attaquais, appuyé sur un bâton, la rude montée qui mène au Col. Au-delà du passage de la Porte, je ne pus m’empêcher de penser à ceux qui avaient emprunté ce même chemin avant d’être précipités au fond de l’abîme. Attentif au moindre bruit suspect, observant chaque buisson qui pouvait cacher une menace, j’avançais d’un pas rapide, le cœur palpitant. Seul, gagné par la peur, je dus me raisonner plusieurs fois pour ne pas abandonner et faire demi-tour. Après avoir dépassé ces lieux funestes, une autre crainte m’assaillit : et si j’étais suivi ? Alors je pressais encore le pas, si bien que je parvint épuisé au sommet du Col ! Je m’assis enfin pour reprendre mon souffle et j’en profitais pour dénouer le carré de toile qui contenait un morceau de tome et une tranche de pain. Le soleil inondait déjà les crêtes de ses chauds rayons, seule une brume légère couvrait encore le fond de la vallée. Cette courte pause casse-croûte me permit de retrouver mes esprits. Je repartis à travers les prairies qui bordent le Col. Rassuré, je vis bientôt un important troupeau de moutons gardé par un grand escogriffe barbu et deux chiens noirs. Accueilli et escorté par des aboiements rageurs difficilement apaisés, je saluais l’homme qui s’enquit de savoir qui j’étais : « Je suis le neveu du curé, il m’envoie à Colmars pour y chercher quelques médecines…– Bon voyage ! Et retournez avant la nuit, les chemins sont peu sûrs ces temps-ci et moi-même, j’aurais peur sans mes chiens. ». Après l’avoir quitté, j’abordais le col frontière où commençait la descente sur le versant du Verdon à travers la forêt de sapins et de mélèzes. Au milieu de l’après-midi, je remontais, ragaillardi par un déjeuner dans une bonne auberge où j’avais plaisanté avec quelques jeunes qui m’avaient fait oublier le motif de mon voyage. Parvenu au Col, je ne retrouvais plus le troupeau et son berger qui s’était sans doute déplacé vers Chastelonnette. Le soleil baissait et l’ombre gagnait déjà le fond de la vallée. Je hâtais le pas pour arriver avant le crépuscule au passage dangereux. Me sentant léger, je descendais rapidement, coupant les lacets du sentier à travers prés et talus. Dévalant de la sorte, j’atteignis très vite le lieu maudit. Parvenu là, je m’arrêtais anxieux, pendant un long moment pour récupérer mon souffle. Attentif à ce qui pouvait se produire, je me remis en route, en suivant prudemment le chemin. Prêt à toute éventualité, sans quitter mon bâton ferré, je pris mon poignard dans l’autre main. J’avançais lentement, scrutant chaque buisson. Bientôt, je fus arrêté par un étrange barrage constitué de fagots de bois sec coupant le chemin sur une cinquantaine de pas. Curieux ? L’obstacle n’était pas là le matin et, pour l’éviter, il ne me restait plus qu’à descendre droit vers la pente, pour reprendre le sentier plus bas. En quelques enjambées dans la pierraille, j’atteignis mon but. J’allais repartir lorsqu’une énorme bête déboula de sa tanière. Epouvanté, je trébuchais contre une motte d’herbe, me redressant tout aussitôt pour m’enfuir devant l’animal qui, déjà me talonnait. Bondissant en courant, je descendais toujours plus vite pour échapper à la bête, oubliant l’autre danger tout aussi terrifiant : le précipice ! Je réalisais soudain que j’allais parvenir au saut de la mort. J’étais perdu, j’entendais la respiration sifflante du monstre. Les jambes coupées par la peur, je vacillais et perdis l’équilibre roulant déjà vers l’abîme. Dans un ultime sursaut, je plantais mon bâton et me remis sur pieds. Surpris dans sa course, l’autre me dépassa pour s’arrêter plus bas avec difficulté. En un clin d’œil, la situation s’inversait. Armé de mon poignard, je dominais l’énorme bête couverte d’une abondante fourrure rousse. Je remarquais sa grosse tête de loup, sans rapport avec la longueur et le volume de ses pattes. Malgré son aspect inquiétant, ce n’était pas une mauvaise bête, je compris vite que l’horrible accoutrement ne cachait qu’un homme. Cette découverte me rassura, si sa stature était imposante, j’avais l’avantage de la position. Je l’interpellais en m’avançant vers lui. Il resta muet debout sur ces pattes. D’un bond, il plongea dans mes jambes, me renversant sur le sol, j’eus le réflexe de frapper avec mon poignard qui s’enfonça dans l’épaisse fourrure. Le monstre poussa un cri de douleur. Il essaya de m’écraser de tout son poids, je n’arrivais plus à me dégager. Encore une fois, je réussis à plonger la lame dans la masse qui m’étouffait. Entravé dans sa fourrure, soufflant de plus en plus fort, perdant son sang, soudain il se redressa pour s’enfuir. J’essayais de le retenir mais, épuisé, haletant, je suis retombé. A demi-inconscient, j’entendis alors des éclats de voix et je vis sortir d’un peu partout des hommes armés, parmi lesquels je reconnus mon oncle. Déconcerté par cette apparition, le monstre s’élança vers le bas du champ, d’où il sauta sans hésiter dans le gouffre. Lorsque je me suis réveillé dans ma chambre, mon oncle assis près de la fenêtre, lisait son bréviaire. M’entendant bouger, il s’approcha : « Mon pauvre enfant, tu m’as fait peur. Heureusement que nous avions tout combiné avec le baile. Depuis le midi, nous étions tous accroupis dans les buissons au-dessus du chemin. C’est là que nous avons vu le berger barrer le passage avec du bois, nous avons alors compris le piège et ses  intentions. Si nous étions intervenus, il aurait prétendu vouloir arrêter ses bêtes. Nous avons donc attendu son retour. Lui seul avait le temps de mettre chaque fois un barrage et de se tenir à l’affût des malheureux. Tu ne peux imaginer le souci que je me faisais en te voyant descendre le sentier et après quand je l’ai vu t’attaquer !  – Crois moi j’ai cru mon dernier moment arriver ! » Dis-je en riant. «  Mais pourquoi tous ces crimes inutiles ? – Vas savoir ce qui peut traverser l’esprit d’un homme solitaire, perdu dans la montagne ! …Mais j’ai mon idée. Nous en reparlerons demain après l’enterrement », murmura mon oncle en se levant. La cérémonie rassembla tout le village. L’inquiétude persistait encore quand on eut enterré le pâtre au fond du cimetière dans le carré des hérétiques, des mort-nés et des suicidés. La foule commentait encore  ces événements troublants en voyant dans le défunt un serviteur patenté du Démon. Lorsque nous fûmes de retour au presbytère, mon oncle m’entraîna à l’écart dans son jardin, loin des oreilles indiscrètes. Parvenu sous le grand mûrier il me confia : « Pendant la longue attente de ton retour, là-haut sur le chemin, j’ai eu tout le temps de réfléchir. Cet homme ne tuait pas pour voler, il n’agissait pas davantage par vengeance puisque ses victimes étaient presque toutes  étrangères au pays. Quel dessein pouvait alors animer son comportement ? Le plaisir de tuer d’un être sans divertissement ? Et pourquoi dans ce lieu déjà nommé le « Saut du Diable » ? Je me suis souvenu que mon père racontait qu’au temps jadis, le vallon du Chaudan servait de lieu de culte aux populations primitives qui peuplaient la vallée. Pour apaiser les forces occultes de la nature, chaque année, au solstice d’été, on y sacrifiait d’innocentes créatures en les précipitant dans le vide. Notre sainte religion a heureusement mis un terme à ces mœurs barbares, nées du paganisme des premiers âges. Vois-tu ce berger inculte n’a fait que reprendre, en digne serviteur de l’obscurantisme, les pratiques d’un temps où le Malin  régnait en maître sur les consciences. – Au fond, ajoutais-je, « Le Saut du Diable » mérite toujours son nom.                          

D’après « Les Aventures du Diable en Pays d’Azur » (Alandis-éditions Cannes), pour commander cet ouvrage illustré et dédicacé de 18 € : téléphoner au 04 93 24 86 55

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