08/01/2013
"DU MISTRAL SUR LE MERCANTOUR": LES SUSPENDUS DE LA BAOUMA
« Dieu n’est qu’un mot rêvé pour expliquer le monde »
Alphonse de Lamartine
Les gens de Belluce possédaient un vaste territoire de prairies et d’alpages, propre à accueillir un important troupeau de vaches laitières. Hélas, isolés de la vallée, ils ne disposaient que d’un étroit et sinueux sentier, pour descendre leurs bidons de lait à dos de mulet, jusqu’à Villeplane. Ensuite, de là, leur production rejoignait par une route accidentée la Coopérative laitière du Bourguet.
La difficile construction d’une route entre Villeplane et Belluce, longtemps remise, n’aboutira qu’à deux tronçons prometteurs, ouverts respectivement au départ de chaque village. Il faudra deux décennies d’hésitation et de promesses électorales, pour que ces moignons de route puissent se rejoindre !
Dans l’attente, le progrès et les subventions relevèrent avantageusement le défi, par une surprenante liaison aérienne. Il s’agissait de l’installation du «câble », véritable prouesse technique ! Grâce à ce téléphérique à traction électrique, les bidons de lait de Belluce descendaient à Villeplane sans encombre, après un vol record de quelques minutes. Finis les pénibles voyages d’une heure, au pas lent des mulets.
Le «câble » d’une longueur d’environ trois kilomètres, après avoir quitté Villeplane, survolait les campagnes paisibles, avant de se cabrer pour s’élever brutalement à 45 degrés, au-dessus des gorges de la Chavagne, encaissées entre les falaises verticales de la Baouma.
Bien qu’interdite aux personnes, cette liaison, aisée et rapide, séduisait plus d’un amateur intrépide. La mise en route s’opérait depuis la station de Belluce, les candidats à la montée patientaient dans l’étroite benne, après avoir pris soin de déployer au sol, bien visible, un large linge blanc en guise de signal de départ.
Certaines heures étaient plus propices que d’autres, notamment le soir, après le passage du car, «le laitier » qui rapportait les bidons vides, depuis la Coopérative. Ceux-ci, chargés dans la benne, remontaient ensuite à Belluce. Descendus du car, quelques voyageurs impatients tentaient alors l’aventure, grâce à ce moyen de transport moderne qui leur évitait une bonne heure de marche et 400 mètres de dénivelé.
Ce manège s’opérait chaque jour, avec une recrudescence particulière au moment des foires et des festivités.
Précisément, cette année là, l’incontournable festin de la Saint Anne, patronne de Belluce, devait attirer nombre de visiteurs. Ancrée dans la tradition, la messe avec offerte et chorale, constituait le moment fort de cette fête villageoise. Succéderait un apéritif d’honneur convivial où le public s’attarderait volontiers, alors que le Maire prendrait rituellement la parole, pour adresser ses remerciements et souligner les réalisations communales.
Dans ces circonstances, il appartenait donc aux autorités, l’abbé Pellegrin curé de Villeplane, accompagné du Maire Clément Payan, de rejoindre, en priorité, le hameau de Belluce.
Il faut préciser que les rapports entre l’homme d’église et le premier magistrat de la commune n’étaient pas des plus amènes.
La situation sociale de ces deux hommes, tous les deux célibataires, l’un par devoir, l’autre par habitude puis par choix, aurait pourtant dû les rapprocher. Il n’en était rien.
Payan, républicain laïque convaincu, de tendance radicale-socialiste, se heurtait à quelques adversaires de sensibilité différente qui trouvaient dans l’abbé un allié naturel et un ardent défenseur de leur cause.
Le débat politique dépassait les seules limites du village, pour s’exprimer avec vigueur jusque sur la place du Bourguet, chef lieu de canton ancré à droite.
La rumeur expliquait que les obstacles dressés dans la réalisation de la route de Belluce, provenaient tout simplement de l’étiquette du Maire, opposée à celle du conseiller général, maire du Bourguet.
L’hostilité latente entre le curé et le Maire empoisonnait la vie publique du village, divisant les familles en clans opposés, provoquant des règlements de comptes interminables !
Même la fête devenait prétexte à mesurer l’influence de chaque camp, tant à l’occasion du prêche à la messe que lors du discours précédant l’apéritif d’honneur.
Sainte Anne n’y pouvait rien, ce serait donc encore avec une froide courtoisie que les deux représentants de la communauté de Villeplane se retrouveraient pour sa fête.
Le bol fumant, savamment dosé de café chaud et de lait bouillant, accompagné de tartines beurrées et d'un petit pot de miel, préludaient à une agréable journée.
Dans ce presbytère aux fenêtres étroites, toujours obscur, Sidonie discrète et efficace évoluait silencieuse, comme une ombre.
Monsieur le Curé l’appelait son « Ange Gardien ». Veuve d’âge canonique, confite en dévotion depuis son enfance, ses états de services de bigote, souvent attardée dans les courants d’air glacés de l’église, l’avaient prédestinée à la fonction enviée de «gouvernante ». Plus prosaïques, les villageois la désignaient comme «la bonne du Curé ». Sidonie s’acquittait avec un dévouement sans borne de sa mission qu’elle considérait comme un apostolat.
Ce matin, son front se plissait de sa ride des mauvais jours. En proie à une évidente anxiété, elle avait même oublié la serviette de table en fine batiste brodée, accessoire que le prêtre lui réclama, en s’étonnant de cette inhabituelle négligence.
« Monsieur le Curé, soyez prudent, j’ai fait un mauvais rêve…
- Rassurez-vous Sidonie, aujourd’hui, entouré plus que jamais, par la chaude sympathie de mes chers paroissiens, il ne peut rien m’arriver de fâcheux
- Sans vouloir vous offenser, j’ai comme un mauvais pressentiment.
- Vous n’allez pas jouer les oiseaux de mauvaise augure !
- C’est que justement, dans mon rêve il y avait des oiseaux noirs qui vous voulaient du mal. Ils tentaient de vous emporter dans les airs…
- Priez Notre Seigneur ma bonne Sidonie, afin qu’il vous rassure et vous apporte la paix. »
Après avoir préparé sa custode et enfilé ses chaussures ferrées soigneusement lacées, l’abbé Pellegrin partit d’un bon pas en direction du «câble ».
Huit heures sonnaient au clocher du village. Un léger Mistral s’était levé dégageant les sommets des brunes matinales.
Parvenu au départ du téléphérique, un protocole implicite accorda la priorité au prêtre et au Maire, pour embarquer les premiers, dans l’étroite et inconfortable benne, faite de planches à claire-voie.
Un carré de linge blanc bien étalé, visible depuis Belluce, devait indiquer au machiniste qu’il pouvait actionner la mise en route.
Soudain une brusque traction enleva les deux notables dans les airs. Déjà ils survolaient les eaux bouillonnantes du Riou bordé de vernes dont les cimes se tendaient vainement vers eux.
Ensuite, emportés au-dessus de la verdoyante campagne et secoués au passage des pylônes successifs, ils se laissèrent aller à contempler la surprenante beauté d’un paysage aérien, offert à leur situation dominante.
Seuls les couinements des poulies roulant sur le câble rompaient la pesanteur du silence. Après avoir échangé poliment quelques banalités sur les bizarreries du temps et les récoltes prometteuses des vergers qu’ils surplombaient, les deux hommes évoquèrent le programme de la fête.
Légèrement balancée par le souffle capricieux du Mistral, la nacelle poursuivait sa progression au-dessus du torrent tumultueux de la Chavagne, descendant de Belluce.
C’est dans la dernière moitié du parcours que s’affirmait la hardiesse de la liaison filaire lorsque quittant la zone humanisée des prairies et des champs cultivés, le câble s’élançait déterminé dans l’imposant et étroit défilé de la Baouma. Là, entre les falaises hostiles et jaunâtres culminant au-dessus des vertigineuses cascades de la Chavagne, l’ascension relevait de l’équipée.
La clue, couloir humide et sombre, balayée par un courant d’air permanent, n’était jamais abordée sans appréhension, par les quelques téméraires tentés par cet aventureux voyage.
Il faut préciser que la ligne s’élevait alors avec une pente impressionnante, à 45%, affirmant soudain la prétention de la technique, face à un dénivelé négligé jusque là.
Sitôt dans l’ombre froide de la paroi, Payan après avoir enfoncé sa casquette, remonta le col de sa veste, en se tassant au fond de la benne, alors que l’abbé rajustait son béret en serrant fermement contre lui, ce que le Maire désignait ironiquement par sa »boîte à Bon Dieu ».
Dans ce passage difficile, la machine devait délivrer toute sa puissance, pour tracter le filin doublement lesté par le poids de la benne et la forte déclivité.
C’est alors que brutalement, sans crier gare, tout s’arrêta. Si l’endroit était mal choisi, plaçant les deux hommes perchés dans un décor fantastique, la chose n’avait rien de surprenant.
« Le moteur a encore disjoncté. Monsieur le Maire, quand vous déciderez vous à faire changer son bobinage ? Rancurel vous a pourtant prévenu qu’il chauffait anormalement. Nous voilà bien maintenant !
-Ils auront voulu nous faire une blague, ça va repartir. »
Payan tenta d’allumer sa pipe, mais le vent tourbillonnant l’obligea à ruser en abritant la flamme du briquet entre ses deux mains recourbées.
Avec le vent, les oscillations grinçantes de la benne augmentaient en amplitude. Le grondement du torrent, répercuté par les parois résonnait à leurs oreilles. Le temps passait sans que la mécanique ne redémarre. Il n’était pas question d’envisager une quelconque redescente, désormais impossible vers Villeplane et encore moins de glisser au bout d’une corde, pour atteindre le fond du vallon 200 mètres plus bas. Encore aurait-il fallu avoir une corde qu’ils n'avaient pas !
Le seul espoir résidait dans une hypothétique remise en route qui, hélas, tardait à se produire.
Après avoir calmement évalué leur retard et ses incidences sur le déroulement de la fête, les deux notables s’interrogèrent sur les causes possibles de la panne. Noirs et inquiétants, des choucas curieux tournoyaient, en graillant, moqueurs, autour de la benne.
Payan estimait qu’ayant refroidi, le moteur aurait dû repartir, il y avait autre chose, mais quoi ?
Là haut à Belluce, l’affaire prenait un tour dramatique. Un terrible Mistral y soufflait en tempête, privant le hameau d’électricité, à la suite d’une violente rafale. Un villageois, descendu jusqu’au transformateur, confirmait la panne. Plus bas, sur la crête du Viroulet, un arbre arraché par le vent, avait entraîné dans sa chute la ligne électrique alimentant Belluce.
Par bonheur le téléphone n’étant pas coupé, les secours étaient alertés au Bourguet et à Villeplane où chacun s’alarmait du sort du Maire et du Curé, immobilisés sur le «câble ».
Déjà, l’énergique fils Lions et son cousin Alphonse, bâtaient le mulet et partaient en reconnaissance à la Baouma, pour tenter une approche des deux malheureux prisonniers.
Midi sonnait au clocher de Villeplane, l’écho parvenait jusqu’à l’abbé Pellegrin qui récita avec une ferveur accrue les prières de l’angélus.
« Vous devriez prier avec moi Monsieur le Maire, il faut savoir être humble lorsque le Seigneur nous soumet à l’épreuve.
- La mécanique n’est pas l’affaire du Bon Dieu, même s’il le voulait, il n’y pourrait rien.
- Vous n’êtes qu’un mécréant, apprenez que la force spirituelle peut beaucoup, priez avec conviction si vous voulez que ça reparte. Saint Anne ne peut abandonner ses serviteurs. Croyez-moi ! »
Payan butté ronchonna : « Mon pauvre Abbé, vous n’y comprenait rien, pas plus vous que moi ne méritons ce qui nous arrive, c’est la fatalité et vos exercices de piété n’y changeront rien. Pourquoi voulez-vous que Sainte Anne s’intéresse au sort de deux pauvres égarés sur leur fil ?
Et puis ce serait trop facile de prier et d’être exaucé. En attendant, excusez-moi, je me tourne pour pisser. »
Poussée par le vent, la benne s’approchait dangereusement des parois rocheuses, en penchant, au point d’obliger les deux passagers à s’agripper pour éviter de basculer dans le vide.
La situation devenait de plus en plus critique lorsque des appels répercutés en échos leur parvinrent, ils comprirent qu’on ne les avait pas abandonnés.
Alphonse, parvenu sur le bord de la falaise, au bord du chemin, considéra la position des deux hommes avant que ne s’établisse un étrange et impossible dialogue.
« Tenez bon, on s’occupe de vous… » Voilà en gros, les quelques mots rassurants que leur renvoya l’écho.
Payan presque sans famille, mis à part une cousine, n’avait jamais été tenté par le mariage. Célibataire endurci, serviable et apprécié de ses électeurs, vieux briscard de la politique locale, il avait enchaîné les mandats successifs de maire, au point que cette fonction lui appartenait.
Régulièrement, il descendait à Nice chaque quinze jours, pour «les affaires ». Toujours accueilli chaleureusement dans les services de la Préfecture, Payan y apparaissait estimé pour ses talents d’administrateur consciencieux et de gestionnaire efficace.
Ces escapades citadines s’accompagnaient invariablement d’une visite «hygiénique », chez les expertes péripatéticiennes de la place Pellegrini ou de la rue André Theuriet. Au village, Clément, bien que partenaire assidu à la belote, n’était pas un amateur de pétanque. Bref, Clément Payan était un homme équilibré, dans une vie sociale riche, dégagée de toute préoccupation métaphysique.
Conscient du danger qu’il courait, impavide, il écartait toute idée d’un possible et funeste accident.
En ce début d’après midi à Belluce, l’esprit n’était plus à la fête et si le Comité organisateur tenait réunion, la cocarde à la boutonnière, c’était pour résoudre au plus vite, le sort des malheureux voyageurs du «câble ».
Rancurel proposa de débrayer le système de traction du moteur hors service, pour hisser coûte que coûte la benne, jusqu’au terminus. Quatre solides mulets seraient attelés au câble pour remplacer la traction électrique défaillante. Il fallut se rendre à l’évidence, la forte déclivité et la charge du câble firent obstacle à la manœuvre. Malgré leurs efforts les bêtes ne réussirent qu’à faire avancer le filin de quelques mètres.
Plus bas, les deux hommes secoués dans leur frêle esquif, crurent à une proche délivrance, il n’en fut rien. Reprenant confiance, l’Abbé interpella son compagnon de misère avec une conviction affirmée : « Monsieur le Maire, vous devez vous impliquer, sinon nous n’en sortirons pas. Je prie depuis midi, faites un effort. Implorez avec moi Notre Seigneur, je suis persuadé qu’Il nous exaucera, pour peu qu’Il sente notre volonté commune. Allez, répétez avec moi, même du bout des lèvres…
- Mais je ne crois pas à vos simagrées, sachez l’Abbé que si notre heure est venue, nous n’y pourrons rien et vos oraisons resteront sans effets… »
De retour à Belluce, Alphonse confirma la situation précaire des «isolés », ainsi que la coupure totale et définitive de la ligne électrique.
Il ne fallait plus espérer le courant, pour remettre l’installation en route.
Dans la clue, la benne, ballottée par les rafales de vent, avait failli se décrocher du câble porteur.
La situation tournait à la catastrophe.
Habituellement, la consigne interdisait l’usage du câble si le vent soufflait anormalement, là tout s’était précipité et il fallait faire face.
A Belluce on envisageait maintenant de faire redescendre la nacelle vers Villeplane, grâce à son poids, tout en prenant la précaution de ralentir sa course et d’éviter qu’elle ne s’emballe et chute après une folle glissade.
Parvenue au premier pylône, la benne serait stoppée et ses passagers libérés. L’opération serait contrôlée à la jumelle. Les mulets, attelés pour freiner et contrarier une descente accélérée du câble, s’arc-boutèrent sous le fouet d’Alphonse et de son cousin Lions, alors que Rancurel débrayait la machinerie.
Cette manœuvre de la dernière chance, produisit une soudaine et terrible secousse au niveau de la benne, décrochant les poulies du câble porteur, pour précipiter l’habitacle dans le vide.
Cramponnés au support, les deux hommes virent défiler le paysage. En un instant, chacun comprit qu’ils allaient s’écraser sur les rochers bordant la Chavagne. Le sol se rapprochait à une vitesse vertigineuse, tout était fini…Comme un éclair, Payan terrorisé lança : « Dieu, si tu existes, je t’en supplie, sauve-nous ! »
Trop tard, la chute était devenue désormais inévitable.
Alors que déjà les embruns de la cascade caressaient leurs visages, la descente s’interrompit brutalement. Le câble tracteur, tel un élastique avec un Yo-Yo, souleva la benne et la renvoya de nouveau dans les airs, dans une ascension fulgurante, lui faisant frôler les falaises.
Par saccades le câble, après s’être stabilisé, glissait lentement vers Villeplane, en emportant la benne, occupée par «les suspendus de la Baouma » !
Une heure plus tard, les rescapés sortaient enfin de leur situation dramatique. Parvenus à un pylône, ils pouvaient désormais quitter leur nacelle et descendre l’échelle pour retrouver le plancher des vaches.
Discret, l’abbé Pellegrin avait le triomphe modeste, avant de quitter la benne, il avoua avec componction : « Croyez-moi, c’est un miracle si nous nous en sommes sortis sans dommage ».
Payan le visage grave, avec encore un soupçon d’inquiétude dans le regard, conclut simplement : « Vous savez l’Abbé, j’ai toujours pensé que le « Grand Architecte de l’Univers » ne pouvait être insensible au destin des hommes ». Il confia ensuite qu’il avait fait le vœu d’aller remercier l’an prochain Sainte Anne, au-delà des cols, à Sainte Anne de Vinay. Deux jours de marche forcée à travers la montagne, pour rejoindre les pèlerins venus des deux côtés des Alpes et s’unir dans un élan de foi commune, autour de l’antique sanctuaire.
D’après «Du Mistral sur le Mercantour» (Editions Sutton),
En vente sur Internet http://www.editions-sutton.com ou dédicacé, au prix de 21 euros, plus frais d’envoi, en contactant edondrossi@wanadoo.fr
18:05 Publié dans Découverte du Pays d'Azur, Livre, Loisirs, MEMOIRE, ROMAN, Voyage | Lien permanent | Commentaires (0)
16/12/2012
LE BARBE BLEUE DE VALDEBLORE
«Il n’est nullement besoin d’être aimé pour bien jouir et…l’amour nuit plutôt aux transports de la jouissance qu’il n’y sert. »
Donatien Alphonse François marquis de Sade
Lorsque l'Empire romain s'effondre sous les coups redoublés des invasions, une période de grands troubles s'installe dans la région, elle ne prendra fin qu'après le sursaut libérateur qui chassera les Sarrasins. Nous sommes alors autour de l'an mille.Six siècles durant, les habitants, peureusement regroupés çà et là autour d'une tour de guet, se sont placés volontairement sous l'autorité d'un chef local à la valeur militaire reconnue. Ces premiers seigneurs jouiront d'une autorité absolue sur les populations qu'ils protègent, s'arrogeant toute une série de droits sur les hommes, leurs biens et leurs activités. L'Eglise, un temps défaillante, va renaître et relayer en les adoucissant les ardeurs de ces premiers feudataires.
Parmi les droits outranciers nés de cette sombre époque figure celui de cuissage, qui permet au seigneur de passer avec la femme du serf la première nuit des noces. Impliquant une double allégeance, ce droit immoral semble être né des nécessités de procréer pendant les périodes d'insécurité. Par la suite au XIVème siècle il sera changé en une redevance, véritable impôt sur le mariage.
La légende et l’histoire de la région sont fertiles en révoltes provoquées par l'abus de ce droit: à Breil (Stacada), à Thiéry ( où le seigneur de Beuil sera assassiné) ainsi que dans le Valdeblore. De lubriques personnages vont ainsi marquer de leurs excès, la mémoire des malheureuses communautés livrées à leur merci.
Il y a bien longtemps régnait sur les hautes terres de Valdeblore, entre Tinée et Vésubie, un certain Guillaume Rainart, obscur seigneur, dont le nom aujourd'hui n'évoque plus rien. Pourtant, à l'époque, l'énoncé de ce vocable suffisait à remplir de terreur les malheureux habitants de ces quelques paisibles hameaux étalés au soleil sur les pentes de la montagne. Guillaume Rainart, oisif et sans autre divertissement que la chasse, s'ennuyait entre les murs gris et froids de son château. Après avoir épousé très jeune Claudia, une blonde transalpine venue des brumes du Pô qui lui avait donné cinq enfants, le seigneur de Valdeblore, lassé de ses charmes, passait son temps à rêver de conquêtes faciles que l'isolement de sa situation ne pouvait lui offrir. Battant la campagne en quête d’heureuses rencontres il commença à s'intéresser aux filles du lieu, jeunes et jolies bergères, paysannes gracieuses toutes flattées de l'attention qu'elles suscitaient chez un personnage aussi important.
Mais ces créatures n'étaient pas toujours des proies faciles. Elles souriaient sous les compliments galants, répondaient sans rougir aux plaisanteries coquines et se dérobaient lorsque Guillaume tout excité essayait de les piéger. Bien souvent il arrivait à ce dernier de rester sur sa faim en particulier avec les plus jolies donc les plus désirables. Aussi, lassé par ces jeux stériles et pour cueillir à loisir ces fleurs insaisissables de la montagne, Guillaume Rainart décida tout simplement de rétablir le droit de cuissage que ses sages prédécesseurs avaient laissé tomber en désuétude.
Au physique, le seigneur de Valdeblore apparaissait comme un homme fort et de haute stature, dominé par les traits d'un visage lourd où seule brillait la flamme d'un étrange regard. En présence d'une jouvencelle, pour masquer ses intentions cyniques, il arborait alors un sourire charmeur que la fixité déformait très vite en rictus. Dans les pauvres maisons au toit de lauzes, les parents des filles en âge de se marier tremblaient devant ces avances réitérées n'osant braver le maître des lieux.
Où pouvait se nicher la séduction d'un tel homme? Ce n'était pas dans ses cheveux gris fer ni dans son regard bleu, froid et dur. Pas davantage dans son nez bulbeux, fort sans être spirituel, ni dans sa mâchoire taillée pour les effets de menton.
Non le volcan en éruption de ses passions, les désirs qui l'animaient, tout cela se concentrait dans sa voix. Une voix puissante et grinçante, forcée même quand il murmurait. Guillaume Rainart fascinait, enjôlait et terrifiait, tissant les liens de son pouvoir avec ses seules cordes vocales.
Délaissée, outrée par son intempérance, Dame Claudia essaya vainement de modérer les ardeurs de son époux. Ses remarques déclenchèrent de violentes discussions et attirèrent le courroux du terrible Don Juan qui décida pour ne plus entendre ses jérémiades de l'enfermer dans une tour éloignée du village, au fond d'un vallon perdu. Là, la pauvre femme ne recevait pour toute nourriture et qu'une fois par semaine, une jatte de lait et un morceau de pain noir. La malheureuse, abandonnée dans sa prison, criait sa disgrâce à longueur de journée clamant sa faim et maudissant son impitoyable tortionnaire.
Si la tour n'est plus aujourd'hui qu'un tas de ruines, le vallon porte toujours le nom de «Bramafan» (crie la faim) en souvenir de cet affreux épisode.
Pris de pitié, le geôlier lui offrit un soir la liberté à condition qu'elle ne reparaisse pas au village. C'est ainsi que l'infortunée Claudia entreprit de rejoindre son pays natal.
Après s'être abritée dans une grotte de la montagne qui porte encore son nom: le Baous de la Frema, elle chemina dans la neige où son pied gelé fut gagné par la gangrène au sommet du Pépouïri (le Pied Pourri).
Elle parvint jusqu'à la frontière où elle mourut à bout de force au Col de la Fremamorta.
Débarrassé d'un fardeau encombrant, grisé par ses succès, Guillaume poursuivait sa traque, réussissant à capturer quelques filles du canton, se réservant les plus belles pour leur nuit de noces.
Quand les pauvres fiancées blondes, brunes ou rousses avaient cessé de soulever les passions amoureuses de l'odieux seigneur, celles-ci se voyaient à leur tour enfermées dans la terrible bâtisse de Bramafan.
Là mourant de faim, leurs cris lugubres et leurs plaintes atroces s'échappaient des fenêtres de la tour maudite emplissant de leurs échos la campagne environnante.
Les nuits de vent, la bourrasque charriait leurs gémissements jusqu'aux maisons du village où ces hurlements glaçaient d'effroi les paysans qui n'avaient d'autres ressources que de se signer en invoquant une intervention divine.
Après des jours de souffrance, les malheureuses victimes agonisaient sans que personne au village n'osât les délivrer.
Or un jour, alors que l'abominable seigneur se promenait à cheval dans la montagne son regard fut attiré par une belle adolescente nommée Céline, dont l'éclat et la grâce suscitait l'admiration de toute la contrée. S'efforçant de provoquer des rencontres fréquentes, l 'habile séducteur entreprit de se conduire en homme courtois pour parvenir à ses fins. Déployant des trésors de galanteries il alla même jusqu'à parler mariage!
Devant ces manières élégantes, la délicate Céline était d'autant plus troublée qu'elle était fiancée à Pierre, un jeune et courageux charpentier très jaloux.
Quand Pierre apprit que le seigneur courtisait sa promise il entra dans une violente colère.
«Non je ne te laisserai pas périr comme les autres en dépit de ses promesses !»
Un matin d'hiver, alors que Guillaume Rainart visitait le chantier de réfection du toit de l'église paroissiale, il rencontra son rival.
Fou de rage le charpentier se met alors à équarrir de travers, Guillaume s'approche de lui et s'exclame :
«Mais c'est tout tordu! Que fais-tu l'ami !
- Mais non Monseigneur, venez à côté de moi et penchez-vous, vous verrez que ma poutre est bien droite».
L'autre s'approche sans méfiance, se baisse et alors Pierre d'un coup de hache lui tranche le cou. Ce geste héroïque fut le signal d'un soulèvement populaire.
Les paysans armés de fourches et de bâtons envahirent le château qu'ils détruisirent pierre par pierre ainsi que la sinistre tour de Bramafan.
Après la mort de l'affreux baron, le Valdeblore vécut heureux, adoptant pour armoiries une curieuse demi-lune rappelant l'instrument libérateur de Pierre le charpentier, à côté du coq symbole de la virilité.
D’après « Les Histoires et Légendes du Pays d’Azur », pour commander cet ouvrage dédicacé de 15 € : contacter edmondrossi@wanadoo.fr
08:00 Publié dans Découverte du Pays d'Azur, HISTOIRE, Livre, Loisirs, MEMOIRE, TRADITION | Lien permanent | Commentaires (0)
09/12/2012
A CABRIS, LES AMANTS DIABOLIQUES...
Au XVlème siècle, l'imposante bâtisse fortifiée dominait la bourgade de sa puissante silhouette. Dans ces murs austères vivait Mme de Cabris, épouse du seigneur Jean II de Grasse Cabris, éprise en secret de son intendant, un bel Italien: Jean Tolonio. L 'homme persuada bientôt la châtelaine de se débarrasser de son encombrant mari. Au retour de la foire, le seigneur tomba dans une embuscade dressée par des brigands masqués qui l'assassinèrent promptement. La veuve n'en connut pas pour autant la quiétude espérée. Elle comprit vite que son fils Henri nourrissait quelques soupçons. Henri aimait se promener le soir dans une galerie s'ouvrant sur le couchant. Quelques lattes du plancher, déclouées et habilement sciées, cédèrent sous le passage du malheureux, précipité de la sorte dans les fondations du château, où il mourut fracassé par la chute. Hélas, là encore la paix ne semblait pas sourire aux diaboliques amants. Leurs noirs desseins et leur action redoutable se tournèrent alors vers le second fils Pierre, en proie lui aussi à des doutes sur les causes ayant entraîné la disparition prématurée de ses proches. Il sera lui aussi liquidé de manière tout aussi brutale. Alors qu'il assistait à une partie de chasse, perché au sommet d'un rocher, le pauvre garçon se verra poussé dans le vide par des serviteurs félons. En dépit de ses précautions, Jean Tolonio sera arrêté par les autorités et conduit à Aix. Accusé d'avoir étranglé sa femme, il avoua son crime ainsi que sa complicité dans ceux de sa sanglante bien aimée. Prévenue à temps de la trahison de son amant, Mme de Cabris se réfugia en Italie. Bandello rapporte qu'elle connut là une fin humiliante et pénible dans les bas fonds du port de Gênes.
Pendant la Révolution la population en colère démolira le sinistre château, après avoir administré une correction publique à Louise de Cabris, épouse du dernier seigneur du lieu. Cette aristocrate, sœur de Mirabeau, douée comme son frère d'une plume venimeuse, avait su se créer de nombreux ennemis dans la région en répandant des écrits sur les aventures galantes de ses meilleures amies. Elle fuira, elle aussi, le scandale en direction de l'Italie.
D’après « Les Histoires et Légendes du Pays d’Azur », pour commander cet ouvrage dédicacé de 15 € : contacter edmondrossi@wanadoo.fr
Des histoires extraordinaires naissent sous tous les cieux, mais seul un cadre favorable les fait éclore.
La situation géographique du Pays d’Azur où les Alpes plongent dans la mer dans un chaos de montagnes et de vallées profondes lui confère déjà un caractère exceptionnel. Les climats qui s 'y étagent de la douceur méditerranéenne de la côte aux frimas polaires des hauts sommets sont tout aussi contrastés. Si l'on ajoute que l'homme a résidé sur ces terres d'opposition depuis ses origines, on ne peut s'étonner de trouver en lui la démesure du fantastique révélée par les outrances du décor.
Cet environnement propice ne devait pas manquer de produire dans la vie de ses habitants une saga où l'imaginaire rejoint naturellement la réalité.
Depuis les milliers d'étranges gravures tracées à l'Age du Bronze sur les pentes du Mont Bégo dans la Vallée des Merveilles, en passant par les fabuleux miracles de la légende dorée des premiers chrétiens, ou les fresques tragiques des chapelles du Haut-Pays, jusqu'aux héroïques faits d'armes des Barbets pendant la Révolution française, longue est la chronique des «Histoires extraordinaires» du Pays de Nice, s'étalant dans la pierre et la mémoire de ses habitants.
Par un survol du passionnant passé de cette région, qu'il connaît bien, Edmond Rossi nous entraîne à travers une cinquantaine de récits mêlant la réalité historique au fantastique de la légende.
Rappelons qu'Edmond ROSSI, né à Nice, est entre autres l'auteur de deux ouvrages d'Histoire appréciés, dont «Fantastique Vallée des Merveilles», d'une étude sur les traditions et le passé des Alpes du Sud: «Les Vallées du Soleil» et d'un recueil de contes et légendes de Nice et sa région: «Entre neige et soleil».
Pour en savoir plus sur un village typique chargé d’anecdotes et d’images du passé : Cliquez sur
09:30 Publié dans Découverte du Pays d'Azur, HISTOIRE, Livre, Loisirs, MEMOIRE, TRADITION | Lien permanent | Commentaires (0)