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09/09/2013

LE MASSACRE DE SAINT MARTIN DU VAR

La fusillade qui dura une partie de la nuit fit six morts parmi les paysans. L’affaire, qualifiée de “ massacre de Saint Martin ” par les journaux de Nice et du Piémont, fit grand bruit. On prit souvent fait et cause pour les paysans, en insistant sur le fait qu’ils n’avaient pas d’armes et on eut aucune peine à monter en épingle la sauvagerie des gardes.

L’exaspération de la presse fut à son comble lorsqu’on apprit qu’ils avaient, le lendemain, célébré leur victoire à Saint Martin autour d’une bonne table, faisant ensuite le tour du village en chantant des airs déplacés, au moment où passait (c’était le 8 septembre) la procession en l’honneur de la Nativité de la Vierge. La population en fut paraît-il profondément choquée.

L’intervention des douaniers sardes marquait la volonté du gouvernement sarde de faire respecter les nouvelles lois douanières supprimant, “ grosso modo ”, les faveurs commerciales dont bénéficiait le Comté de Nice depuis le Moyen Age.

La frontière du Var entre Nice et la Provence avait pendant longtemps été facile à franchir, du moins jusqu’à la Révolution. Depuis 1815, le franchissement était devenu plus difficile, surtout en raison de la rigueur toute nouvelle des douanes françaises. Mais il subsistait par-delà la frontière des intérêts de voisinage et une identité linguistique qui permettait la poursuite des relations, sinon au grand jour, du moins plus discrètement.

La fusillade du pont Charles Albert résonnait aux oreilles des Saint-Martinois, comme un avertissement : la frontière était verrouillée et la contrebande une activité à très haut risque. Ce qui venait de se passer sur ce pont, dit aussi de la Madeleine, pouvait tout aussi bien arriver en face de Saint Martin, sur le gué conduisant au Broc. L’épisode marqua assez les esprits pour que cette affaire de la “ saou dou Broc ” (le sel du Broc) devint synonyme de correction exemplaire. Promettre la “ saou dou Broc ” à quelqu’un resta pendant longtemps la pire des menaces.

La contrebande ne s’arrêta pas pour autant, si l’on en juge par la décision de la municipalité Baudoin (1872-1875) de construire un hangar au cimetière pour y déposer les noyés, trouvés dans le Var, en faisant la contrebande du sel.

D’après« Les Histoires et Légendes du Pays d’Azur », pour commander cet ouvrage dédicacé de 15 € : contacter edmondrossi@wanadoo.fr

La situation géographique du Pays d’Azur où les Alpes plongent dans la mer dans un chaos de montagnes et de vallées profondes lui confère déjà un caractère exceptionnel. Les climats qui s 'y étagent de la douceur méditerranéenne de la côte aux frimas polaires des hauts sommets sont tout aussi contrastés. Si l'on ajoute que l'homme a résidé sur ces terres d'opposition depuis ses origines, on ne peut s'étonner de trouver en lui la démesure du fantastique révélée par les outrances du décor.

Cet environnement propice ne devait pas manquer de pro­duire dans la vie de ses habitants une saga où l'imaginairerejoint naturellement la réalité.

Depuis les milliers d'étranges gravures tracées à l'Age du Bronze sur les pentes du Mont Bégo dans la Vallée des Merveilles, en passant par les fabuleux miracles de la légende dorée des premiers chrétiens, ou les fresques tragiques des chapelles du Haut-Pays, jusqu'aux héroïques faits d'armes des Barbets pendant la Révolution française, longue est la chronique des «Histoires extraordinaires» du Pays de Nice, s'étalant dans la pierre et la mémoire de ses habitants.

Par un survol du passionnant passé de cette région, qu'il connaît bien, Edmond Rossi nous entraîne à travers une cinquantaine de récits mêlant la réalité historique au fantastique de la légende.

Rappelons qu'Edmond ROSSI, né à Nice, est entre autres l'auteur de deux ouvrages d'Histoire appréciés, dont «Fantastique Vallée des Merveilles», d'une étude sur les traditions et le passé des Alpes du Sud: «Les Vallées du Soleil» et d'un recueil de contes et légendes de Nice et sa région: «Entre neige et soleil».

Pour en savoir plus sur un village typique chargé d’anecdotes et d’images du passé : Cliquez sur

http://saintlaurentduvarhistoire.hautetfort.com

02/09/2013

"LE CHAMOIS BLANC", DANS "LE MISTRAL SUR LE MERCANTOUR"...

LE CHAMOIS NARGUAIT CYPRIEN.jpg

«Le monde pourrait vivre sans tuer ni animal ni végétal. »

Théodore Monod

  

Cette année là, les journées ensoleillées de septembre prolongeaient avantageusement l’été.

A Villeplane, chacun s’activait, pour profiter au mieux des douceurs de cette arrière saison.

Les labours avaient débuté dans les campagnes et les tas de fumier méthodiquement répartis exhalaient leur vapeur dans l’air frais du matin.

Au village, il fallait avant tout «rentrer » le bois. Les scieurs ahanaient vigoureusement par couple, au bout de leur passe-partout, coupant les troncs que d’autres fendaient en bûches, pour être empilées à l’abri.

L’odeur douce de la sciure flottait autour de ces préparatifs, destinés à conjurer les prochaines rigueurs de l’hiver.

Les derniers légumes récoltés au potager, femmes et enfants s’égaillaient dans les sous-bois pour s’y disputer champignons et myrtilles.

Sur les hauteurs, à la ferme de la Gravière, éloignée du village, les préoccupations étaient autres. Etranger à cette animation effrénée, l’hôte des lieux, plus taciturne que jamais, s’isolait de longues heures durant, à l’intérieur, sans qu’on puisse deviner ce qu’il pouvait bien «fabriquer » ?

Cyprien Liautaud n’était pas facile à approcher, avec ses deux chiennes qui gueulaient, dès qu’on prenait le chemin qui montait chez lui. L’homme vivait là-haut en ermite à la suite du décès de sa femme en couches. Seule sa fille Marthe, mariée au village, venait parfois lui rendre visite.

Après son veuvage précoce, Cyprien s’était replié sur lui-même, la Gravière à l’écart du village avait accentué cette fâcheuse tendance. A cinquante ans, ce solitaire n’avait qu’une unique passion : la chasse.

Pour lui, l’automne annonçait «l’ouverture » et la promesse de prises fabuleuses. Mais pour assurer ces futurs tableaux, dignes de sa renommée, il fallait s’y préparer avec sérieux sans rien négliger.

Voilà pourquoi, installé à la grande table de la salle de séjour, il œuvrait du matin au soir, pour fourbir ses armes, confectionner ses diverses cartouches savamment dosées en poudre et en plombs qu’il  sertissait lui-même. Ces préparatifs interminables, adaptés au calibre de chaque arme et à la nature du gibier, méritaient une attention soutenue que chacun commentait à sa façon.

Ses positions tranchées, sources d’une incommunicabilité notoire accentuée en cette période, le faisaient plus que jamais traiter d’ours mal léché.

Ce bougon, en bagarre permanente avec les gens des alentours qu’il  n’hésitait pas à menacer le fusil à la main, apparaissait comme un homme craint, voir dangereux. S’il prenait plaisir à provoquer les autres par ses critiques virulentes et ses propos acerbes, il avait trop de fierté pour reconnaître ce qu’il sentait comme un aveu de faiblesse. Cynique, l’homme défiait et les uns et les autres, pour mieux conjurer l’inconsolable douleur qui le tourmentait, depuis la perte d’une femme qu’il avait adorée.

Cyprien ne trouvait la paix que dans la quête sans fin que lui offrait la chasse. Seul le miracle, né de cette passion assouvie, semblait pouvoir lui apporter le calme.

Sa profession d’artisan maçon, confinait souvent plus au bricolage qu’au suivi astreignant d’un chantier, ce qui lui permettait de larges espaces de liberté, particulièrement à l’époque de la chasse.

Survolé par un aigle royal empaillé, aux ailes largement déployées, son antre reflétait sa passion cynégétique, autant par les trophées naturalisés que par la panoplie d’armes à feu, accrochées au râtelier, voisinant avec les cartouchières et fourreaux pendus près de la lourde veste de velours, formant gibecière.

A la veille de l’ouverture, la salle se transformait en atelier où Cyprien frottait, brossait, nettoyait, graissait, astiquait tout son arsenal, de la carabine légère aux solides fusils, depuis le vieux Mauser, jusqu’au calibre 12. Après avoir été soigneusement démontée, chaque arme offrait son canon à la caresse de l’écouvillon, de la baguette au chiffon enduit d’huile fine, avant d’être effleurée une dernière fois avec de la laine puis être épaulée enfin vers la lumière, pour s’assurer en visant, de l’éclat intérieur de son cœur.

Sur la table, de petits tas de grenailles et de chevrotines voisinaient sur un journal étalé, avec des boîtes de bourres, de poudres diverses, d’amorces, de douilles prêtes à être remplies et serties, car Cyprien méfiant, tenait à confectionner lui-même ses munitions.

Il  ne se fiait en rien au catalogue de la « Manufacture de Saint Etienne », bien que cette «bible » incontournable du chasseur trôna tout de même au milieu de ce fatras.

Il fallait les plaintes réitérées de ses deux chiennes, Bella et Finette, pour qu’il se décide à s’occuper enfin de ses deux fidèles compagnes avec qui   il partagerait une soupe épaisse réchauffée au bord du poêle.

Le matin tant attendu de l’ouverture, chacun connaissait ses objectifs. Quelques jours avant, des reconnaissances effectuées dans les divers quartiers avaient permis de recenser bartavelles, coqs de bruyère, lièvres, sangliers et chamois. Chaque vol, chaque harde, à l’unité prés, se devaient d’être repérés.

Si les chiens courants de Cyprien savaient très bien lever les bêtes à poil, il lui fallait souvent plus d’un chasseur pour les tirer, après s’être posté aux passages empruntés habituellement par le gibier. C’était un cruel dilemme, très mal accepté par ce rebelle querelleur, pour qui personne n’avait grâce à ses yeux. Dans cette situation délicate où le partage de la chasse s’imposait, il faisait alors appel à Etienne, son jeune apprenti, un garçon docile et zélé qu’il  avait lui-même initié à la chasse.

Etienne Blanc vouait une admiration sans borne pour celui qu’il appelait respectueusement «lou Mestre ». Tour à tour élève et assistant, il prolongeait efficacement, en les multipliant, les capacités d’un patron exigeant qui  appréciait cet auxiliaire soumis et adroit. Il arrivait même parfois, au retour de chasse que ce chef difficile, se laisse aller à un compliment, valant la meilleure des récompenses. Seules ces circonstances exceptionnelles pouvaient humaniser un temps un Cyprien bourru, habituellement enfermé dans un silence renfrogné.

Pour trouver sa mesure dans une chasse véritable, Cyprien préférait une traque personnelle, débarrassée de la présence importune et de la complicité diluante des hommes et des chiens.

Seule la chasse au chamois en solitaire, dans le cadre minéral dépouillé de la haute montagne, comblait ses désirs. L’approche prudente, en terrain découvert, face au vent, pour ne pas être humé et alerter la proie, cela jusqu’à une distance suffisante pour un tir bien ajusté et efficace, représentait pour Cyprien une confrontation loyale, laissant dans son esprit, une chance à l’animal.

Mais avant de tenter cette aventure individuelle, il fallait soustraire à ses rivaux, ce qui pouvait l’être. C’est ainsi qu’un matin d’octobre, convaincu qu’une harde de chamois fréquentait les bois du vallon de Vionèse, Cyprien grimpa avant l’aube, jusqu’à la fine cascade chutant des barres abruptes dominant le site.

Plus bas, Etienne devait attendre le lever du jour, pour lâcher les chiennes et s’activer comme rabatteur, en remontant le vallon, pour débusquer devant lui les bêtes effrayées.

Placé au pied de l’unique faille accédant au sommet, Cyprien attendait patiemment sûr de son coup. Puis soudain, lui parvinrent les aboiements rageurs des chiennes, répercutés en échos par les hautes falaises. Pas de doute, les jappements significatifs de Blanca et Finette annonçaient qu’après avoir levé la harde dans le bois,  «elles prenaient le pied » dans une poursuite impitoyable, en remontant le vallon. Plus que jamais aux aguets, Cyprien ouvrait l’œil et l’oreille, prêt à voir surgir les bêtes traquées.

Le temps s’écoulait, accentuant sa nervosité. Si en bas les cris confirmaient la montée des chamois, ceux-ci restaient toujours invisibles. Après une période intense d’attente, quelques pierres dégringolèrent d’abord, depuis le sommet de la falaise rocheuse dominant Cyprien. La volée de projectiles s’accentua ensuite, l’obligeant à reculer pour se plaquer sous un surplomb, afin de s’abriter.

Alors qu’il se recroquevillait pour mieux se protéger, le bruit d’une cavalcade effrénée, lui fit tourner la tête. Le troupeau passait au galop, à l’emplacement exact qu’il venait prudemment de quitter. Un, deux, trois, quatre, ce sont jusqu’à sept chamois qui  défilèrent ainsi à toute allure, avant de s’élancer dans la brèche, pour gagner la crête de la montagne.

Leur promptitude fut telle qu’il  n’eut pas le temps d’épauler, fou de rage, Cyprien lança des jurons à faire trembler les pierres.

La harde se composait de deux chèvres, encadrant cinq éterlous, des jeunes chamois d’un an n’excédant pas vingt kilos. Une chèvre aurait bien fait l’affaire, mais c’était trop tard.

La chasse s’achevait sur cet échec, il ne restait plus qu’à redescendre vers la vallée.

Curieux de connaître l’origine de la pluie de pierres qui l’avait contraint à quitter son poste, Cyprien s’arrêta et se retourna, pour scruter le sommet à la jumelle. Stupeur, s’il aperçut bien sûr la troupe qui l’avait croisé, il remarqua aussi à l’écart, dressé sur un tertre, un superbe mâle à la toison blanche, sans aucun doute, l’auteur de la chute de cailloux salvatrice de sa petite famille.

Comment avait-il pu grimper là-haut, sans emprunter la faille ? Pourquoi conservait-il encore, en cette saison, sa robe d’hiver dont le mimétisme lui avait permis de se confondre avec la neige ?

De belle taille, dépassant le quintal, ce spécimen rare, probablement albinos, étranger à ces lieux, devait provenir du massif voisin, par de-là le Pas Roubinous et la chaîne de montagnes dominant la vallée.

En suivant les traces laissées au sol, Cyprien retrouva les empreintes de l’animal, larges, bien formées, avec un sabot pointu, propre à expliquer l’agilité à grimper directement les barres rocheuses verticales, en évitant le passage de la brèche. Lui prêter une manœuvre consciente de contournement du chasseur, pour mieux protéger la harde, en précipitant ensuite des cailloux sur le gêneur, relevait de la plus totale fantaisie. Il fallait pourtant se rendre à l’évidence, l’enchaînement troublant de ces coïncidences avait réussi à sauver le troupeau.

Cyprien détailla longuement à la jumelle, les traits de celui qui le défiait. Il murmura enfin entre ses dents : « Quel culot ! Toi mon salaud je t’aurai… ». Il étouffait encore d’indignation lorsqu’il fut rejoint par Etienne, accompagné des chiennes. L’autre étonné lui lança : « Alors Mestre, vous n’avez pas tiré ? » Ne doutant pas du talent de chasseur de son patron, le jeune homme diabolisa un peu plus le comportement singulier du «chamois blanc ». Plus farouche que jamais, l’autre se contenta de confirmer ses intentions en forme de serment : «  Pitchoun, sache qu’on ne se moque pas de Cyprien Liautaud, à partir de maintenant, je vais le marquer à la culotte et je te fiche mon billet que je me le paierai ce « Blanchon » de merde ! ».

Précédant ensuite Etienne, avec les deux chiennes sur ses talons, il rejoignit la Gravière à grandes enjambées, sans mot dire, enfermé dans une sorte de méditation intérieure.

Etienne ne se priva pas de commenter l’événement dans les différents bistrots du coin. Bien sûr, chacun faisait écho à ses discours, assurant avoir vu « le chamois blanc » qui au fil des récits devenait aussi gros qu’un âne, leste comme un écureuil et plus rusé qu’un renard ! La légende se propagea à la foire du Bourguet où les plus fines gâchettes du canton projetaient déjà, une importante battue visant la capture de l’insaisissable animal.

Cyprien, bougon en bagarre permanente avec ses confrères, ne se laissa aucunement impressionner par les résolutions de ces piètres rivaux.

Plus que jamais reclus, le visage grave et le regard inquiet, ce solitaire préparait sa revanche.

Négligeant tout autre gibier, il s’infligea les jours qui suivirent, de longues et minutieuses recherches, pour retrouver la trace du fabuleux chamois. Ses efforts se révélant infructueux, Cyprien prépara un soir son sac à dos, avec assez de pain, de fromage et de lard, pour tenir une semaine.

Il partit le matin, pour aller voir plus loin, au-delà de la chaîne de montagne barrant l’horizon de la vallée. C’est ainsi qu’en fin d’après midi, parvenu au bord d’un lac inconnu, il croisa un berger peu disert qui  l’avisa avoir vu la bête la veille au col de Sangaris.

Après avoir passé la nuit à la bergerie, Cyprien reprit sa quête au petit jour.

Aux abords du col, il repéra des empreintes fraîches, nettement imprimées dans la boue. Il s’agissait des larges pattes caractéristiques du « chamois blanc », apparemment isolé, sans doute cherchant quelque herbage tranquille à l’écart du troupeau de moutons.

Vers midi, après un vaste tour d’horizon à la jumelle, l’animal lui apparut, paissant solitaire, au sommet d’une corniche rocheuse. Oui, c’était bien lui ! Le cœur affolé, comme à sa première rencontre amoureuse, Cyprien fit le tour des possibilités du relief, pour approcher la bête.

Le soleil baissait déjà sur l’horizon. Il reprit son bâton pour descendre à la bergerie, y casser la croûte et s’allonger pour la nuit sur une litière de paille.

Réveillé avant l’aube, il prit un café avec le berger, avant de remonter vers le col de Sangaris et les crêtes grisâtres dominant l’emplacement occupé la veille par «le chamois blanc ».

Les premières lueurs du jour éclairaient le levant, alors qu’il parcourait l’escarpement conduisant au gîte probable de l’animal.

Attentif à ne faire rouler aucune pierre, Cyprien avançait contre le vent, dans l’air froid du matin.

Parvenu à une cinquantaine de pas du but, il s’assit derrière un rocher pour reprendre son souffle.

Le silence n’était troublé que par le chant lointain d’un ruisseau fuyant vers le lac, au bord duquel la minuscule cabane laissait échapper une volute de fumée bleue. La brise apportait parfois l’écho incertain de jappements furieux, lancés par les chiens du troupeau.

Soudain le soleil flamboya, ardent, suprême, au-dessus du Pas Roubinous, dans un ciel orangé, marqué par de légères traînées de nuages.

Ayant repéré la station suivante, bien abritée par une avancée rocheuse, Cyprien s’y avança en rampant, avec son seul fusil.

Il fallait maintenant s’assurer de la présence de l’animal, sans éveiller son attention. Il était de règle que le chamois pâturait dès le lever du soleil, en progressant régulièrement vers les hauteurs.

Donc, il suffisait de le laisser gravir la pente et d’attendre patiemment son passage.

Cyprien ne s’était pas trompé, en contrebas il aperçut bientôt sa proie, paisible, broutant quelques touffes parfumées de génépi.

La corpulence de ce superbe mâle solitaire était exceptionnelle, tout comme sa robe d’une blancheur inaccoutumée. Seules deux taches sombres entouraient symétriquement ses yeux, comme un touret de nez, prolongé sur le crâne, à la base de deux fières cornes noires, luisantes, recourbées en crochet vers l’arrière. Pas de doute, «Blanchon », comme l’appelait familièrement Cyprien, avait fière allure, aussi à sa vue, il ne put maîtriser une moue admirative.

Une heure plus tard, toujours terré derrière son rocher, l’homme attendait, l’oreille aux aguets.

Ses seuls compagnons ne furent qu’un couple de choucas criards, tournoyant indiscrets, jusqu’à l’effleurer en ras motte, avant de disparaître effrayés lorsqu’il leva la tête.

La brise matinale avait viré, laissant place au vent d’Ouest qui  balayait la montagne de ses rafales intempestives. Le souffle du Mistral ne pouvait que compromettre la poursuite de la chasse, en immobilisant le chamois.

La bourrasque n’atteignait pas le flanc de la montagne, occupé par Cyprien et l’animal, seuls quelques tourbillons s’enroulaient sur cette zone protégée. Pourtant, il fallait se rendre à l’évidence, tassée plus bas, confortablement couchée, la bête stationnait à l’abri des coups du vent.

Le soleil était déjà haut lorsque engourdi Cyprien décida de se détendre. Il se déplia alors en partie, pour mieux s’avancer du côté du chamois.

Il n’était pas à demi redressé que le sifflement strident d’une marmotte, repris en échos par ses congénères, résonnait pour alerter toute la montagne de la présence d’un intrus.

Prévenu, « Blanchon » détalait lestement vers le col voisin, sans laisser le temps au chasseur d’ajuster et tirer. Il n’eut que la vision fugitive de sa blanche croupe, rehaussée d’une courte queue frétillante, volant au-dessus des caillasses.

Le chapelet d’exclamations et d’injures qui  salua cette fuite, intensifia la stupeur générale des marmottes, provoquant des séries interminables de sifflements épouvantés.

Désappointé par ce nouvel échec qui  n’atténuait en rien sa détermination, Cyprien repartit vers les sommets inaccessibles, au-delà des nuages emportés par le Mistral, vers l’éther pur de la voûte céleste.

 

Plus que jamais obsédé, il poursuivait sa traque, franchissant à nouveau la montagne en direction de l’Ouest.

Après avoir traversé un col rocheux élevé, le paysage s’adoucit, développant de vastes étendues d’alpages jaune paille, formant plateau, sans autre limite que la courbure légère des Préalpes provençales.

Incertain et encore décontenancé, Cyprien s’engagea tel un automate, face au Mistral que rien n’arrêtait. Il marcha ainsi tout le jour, dans le vent et sous le soleil, pourchassant l’image du «chamois blanc » qu’il conservait dans sa mémoire. Cette quête vaine, aboutit le soir au bord d’un val, dans un village de pierres blanches et de bois de mélèze qui  l’accueillit pour la nuit.

Les gens de Peyresc ne connaissaient pas le «chamois blanc », ils lui conseillèrent de retourner par Aurent, afin de rejoindre le vallon de Pesqueires où paissaient leurs troupeaux à l’estive. Ce serait bien le diable, si les «pastres » ne pouvaient pas lui en dire plus sur cet insaisissable animal !

Nanti de ses informations, Cyprien reprit sa course solitaire à travers ce sauvage et rude pays.

Il parvint ainsi à Aurent, hameau isolé où vivaient encore quatre familles entourées d’une nuée d’enfants, pour la plupart de l’Assistance Publique, justifiant la présence d’une école.

L’eau de la fontaine, fraîche et limpide, jaillissait d’un escarpement voisin, écrasant le village.

Seuls les vieux, les femmes et les plus jeunes résidaient dans ce bout du monde. Les hommes, partis ailleurs en basse Provence pour y moissonner, labourer, se louer, ne revenaient à Aurent qu’épisodiquement. Là, un vieillard confirma avoir entendu parler du «chamois blanc », entr’aperçu par les bergers de Pasqueires, tous impressionnés par la taille et la couleur de ce superbe mâle, habile à se faufiler hors de portée des fusils.

Cyprien reprit son chemin pour remonter le ravin de Grosse Plane, puis du vallon de Pasqueires, vaste canyon désolé où ne serpentait qu’un mince filet d’eau, gonflé seulement par les orages d’été. La lumière rose du soleil soulignait encore les crêtes lorsqu’il approcha enfin des cabanes de Pasqueires. Autour d’elles, des enclos contenaient la masse bêlante des tardons, ces agneaux du printemps, regroupés pour la foire.

Annoncé par les hurlements des chiens de troupeau qui  bientôt l’entouraient, Cyprien rencontra les cinq bergers et leurs aides. Ces hommes veillaient l’été sur quelques milliers de moutons, disséminés sur les alpages environnants. Transhumant surtout de la Crau avec leurs bêtes, ils se préparaient déjà au retour, avant les premières chutes de neige.

C’est autour d’un grand feu de camp que Cyprien partagea en leur compagnie le pain, la soupe et le fromage.

Les lueurs dansantes des flammes éclairaient les visages émaciés de ces coureurs de cimes qui  tous connaissaient le «chamois blanc » pour l’avoir croisé.

Le dernier à l’avoir rencontré, encore bouleversé, raconta qu’acculé à l’extrémité d’une vire, la bête l’avait chargé cornes en avant, pour se dégager. N’ayant pu le tirer, il avait paré le choc par une esquive périlleuse, lui évitant de tomber dans le vide.

Si la défense du troupeau des femelles surexcite parfois le mâle, jusqu’à le rendre agressif en période de rut, ce n’était pas le cas pour cet animal isolé.

L’attaque du «chamois blanc » restait donc incompréhensible, ses congénères préférant habituellement fuir l’homme plutôt que de l’affronter. Son comportement offensif paraissait aussi singulier que sa taille et la couleur de son poil.

A la suite de cette agression frontale, le berger avait abandonné la chasse, à proximité du Mourre Frey.

Après les épreuves physiques endurées au long de sa journée et rassuré par ces nouvelles, Cyprien s’endormit du sommeil du juste.

Bien avant l’aube, le tumulte des sonnailles et des aboiements signalait le regroupement du troupeau. Cyprien le visage rafraîchi par une rapide ablution au bord de l’abreuvoir, saluait déjà ses amis d’un soir.

Au fil des interminables journées de marche sous le soleil, obsédé par l’image tenace du «chamois blanc », il attribuait une dimension quasi mystique à la capture de l’animal.

Soliloquant pour mieux se convaincre de ses chances de réussite, sa démarche atteignait parfois l’hallucination lorsqu’il portait ses jumelles en direction de mirages ou de taches claires nichées là-haut dans la pierraille.

Une fois gravies les pentes du Mourre Frey, Cyprien avait suivi la ligne de crête à mi-pente, pour ne pas être remarqué. Parvenu sur le lieu indiqué par le berger, il eut la surprise de tomber nez à nez avec un groupe de trois chamois, une chèvre et deux jeunes qu’il  négligea pour poursuivre son chemin, persuadé de trouver le mâle à proximité.

Son flair de limier l’entraîna à remonter un couloir herbeux vertical, conduisant vers une brèche étroite qu’il  aborda avec précaution.

Une large cuvette, cernant  un lac vert à moitié gelé, apparut au-delà de la crête. Il observa attentivement le tour de ce cirque sauvage que le berger lui avait désigné sous le nom du trou de l’Aï (l’âne). Rien ne poussait dans cet amoncellement d’éboulis, déchargés par l’érosion de la falaise grise, cernant ce lieu hostile, lunaire, ignoré des hommes et des troupeaux.

Brusquement, son cœur se mit à battre plus fort lorsque son regard se posa sur une forme claire qui  se déplaçait vers l’unique tache verte, accrochée sous une barre rocheuse.

Après s’être aplati sur le sol, il ajusta longuement ses jumelles, pas de doute, c’était bien lui ! Deux cent mètres le séparaient de l’animal, pour se rapprocher, il chemina sur le côté opposé de la crête, pour surgir à moins de cinquante mètres de sa proie. Il ajusta avec son calibre 12, visa l’épaule et tira une première cartouche.

Le coup de feu claqua, répercuté en échos par les parois rocheuses, il devint une interminable salve, résonnant dans toute la montagne.

« Le chamois blanc » touché, avait chancelé sous le choc, avant de se reprendre et de foncer comme un fou en direction du lac.

La bête atteinte par les chevrotines, portait une tache rouge visible à l’encolure. Elle s’était précipitée dans l’eau glacée du lac, pour soulager la douleur de sa blessure.

Sa pause fut de courte durée, revigorée elle repartit ensuite en direction du déversoir qui ouvrait le cirque sur de la vallée de la Moutière.

Encore surpris par l’enchaînement des faits, Cyprien ne comprenait pas que son magistral coup de feu n’ait pas cloué l’animal au sol. Quelle force diabolique habitait cet être décidément exceptionnel ? Bien que la blanche pureté de sa robe puisse l’assimiler à une sorte d’ange, protégé par quelque faveur divine, l’homme préférait voir en lui une créature démoniaque, venue vers lui pour le défier, le narguer.

Ange ou démon ? Quel que soit sa nature, le «chamois blanc » s’était évaporé…

Obstiné, Cyprien reprit sa course éperdue sur les traces de sa proie. Des taches de sang marquaient la piste de l’animal, fuyant vers les bois, pour mieux s’y abriter. Le chasseur réalisa bientôt que faute de chien, sa quête devenait hasardeuse sous le couvert forestier.

 De plus, de gros nuages violets s’accumulaient, bouchant déjà la vallée pour gagner rapidement les hauteurs et plonger la montagne dans un épais brouillard, limitant la visibilité à quelques mètres.

Pris dans le grésil, Cyprien décida de rebrousser chemin et de regagner sa vallée à marche forcée. Seule une connaissance parfaite de ce relief escarpé, chargé de dangers, pouvait lui permettre de progresser, sans s’égarer hors des meilleurs passages.

L’obscurité alourdissait encore davantage le manteau de brume lorsqu’il parvint enfin en vue du lac de Lignin.

La cabane du berger était vide, tout comme les enclos, après le prudent départ des transhumants, à la veille du temps capricieux de la Toussaint.

Epuisé, Cyprien se réfugia dans l’abri, déjà, de lourds flocons virevoltaient dans la bise glacée.

Il alluma le poêle, prudemment garni par le dernier occupant des lieux, grignota une croûte avec l’ultime morceau de lard, avant de s’enrouler dans des hardes qui puaient le mouton.

Avec la chaleur il retrouva ses esprits, alors que le vent sifflait sous la porte et battait les tôles accrochées aux enclos voisins.

Au matin, si un jour laiteux perçait à travers les fentes des volets, un silence imposant confirmait le sommeil de la nature. Cyprien poussa la porte avec difficulté, retenue à l’extérieur par une présence occulte. La neige, accumulée pendant la nuit, bloquait son ouverture.

Ebloui par l’éclat de la neige qui  recouvrait la montagne, l’homme comprit  que la saison de la chasse au chamois s’achevait.

Son retour périlleux à Villeplane, dans la neige profonde par le Pas Roubinous, lui demanda une bonne journée.

 

Après cette épuisante et décevante équipée, l’hôte de la Gravière, toujours aussi grognon, se tint plus que jamais à l’écart du village. Il préférait fuir les plaisanteries mortifiantes relatives au «chamois blanc qui  l’avait bien eut ! ».

Evitant les bistrots et le centre, il s’infligeait de grands détours, pour aller à «l’espère » aux grives, afin d’échapper aux quolibets des uns et des autres.

Plus farouche que jamais, après ces humiliations, il suspendit un soir sa carabine et décida, lui le boutefeu, d’arrêter la chasse pour cette saison.

Mais, ses pensées et ses rêves continuaient d’être hantés par l’image majestueuse du beau «chamois blanc », volant par-dessus les crêtes acérées, vers l’azur du ciel. Dans ses songes, s’il lui parlait, l’autre souriait, ne lui reprochant même pas son coup de fusil scélérat. Après tout, on ne tue pas une apparition aussi fugitive !

L’automne suivant, à l’ouverture, Cyprien n’avait qu’une seule idée en tête, cultivée, ancrée des mois durant : retrouver son idole, "le chamois blanc", coûte que coûte !

Dès la première fonte des neiges, ce taciturne s’était lancé dans de longues reconnaissances, sous le prétexte d’obscures recherches de morilles. En fait, il arpentait chaque quartier, les jumelles en bandoulière, le nez au sol, pour trouver la trace de l’objet de ses délires. Personne à Villeplane n’était dupe de ses aventureuses excursions. Le ténébreux Cyprien apparaissait plus que jamais comme un «fada » braqué sur son idée fixe. Chacun se réjouissait de voir enfin ce redoutable lunatique préoccupé et tourmenté par une obsession  étrangère à la vie du village.

Tant que ses extravagances le portaient ailleurs, il n’y aurait rien à craindre de ses querelles ou de ses menaces. Mais qu’il ait trouvé son maître, ne serait ce qu’un chamois, en faisait sourire plus d’un !

Un après midi qu’il parcourait les sous bois boueux du Talier où fondait la neige, il eut l’heureuse surprise d’y découvrir de belles empreintes larges et bien formées, voisines de crottes fraîches, de grosses « pètes », semblables à des olives. Leurs dimensions peu communes rappelaient celles du « Blanchon » solitaire.

De là, il suivit la piste qui remontait très haut dans la forêt, jusqu’au « Reboisement », espace de réserve des « Eaux et Forêts », interdit à la chasse. Le lendemain, Cyprien reprit sa quête, pour aboutir enfin, à repérer la bête à la lisière supérieure du bois, paissant tranquillement au soleil l’herbe verte et tendre poussée à l’écart de la neige.

Cette rencontre qui  concrétisait des mois d’attente incertaine, devait se poursuivre par des visites régulières et secrètes. Désormais, tous les espoirs devenaient possibles et toutes les audaces, en passe d’être couronnées de succès.

 S’il l’avait «logé », Cyprien qui n’était pas un braconnier attendait l’ouverture pour « se le payer » et cette fois il l’aurait !

Le sourire lui revint, les fanfaronnades martiales également et le travail reprit enfin ! Etienne n’était pas mécontent de retrouver « lou Mestre » assuré et directif, en devinant une part de son secret. Car, toujours aussi bourru, Cyprien n’avait pas pipé mot, pas même à son fidèle serviteur.

A la veille de l’ouverture, il décida de débusquer le « Blanchon » de la zone protégée où il s’était cantonné, afin de pouvoir le tirer en toute légalité, sans risque de se faire verbaliser par le garde.

Il le poussa ainsi hors des mélèzes, en direction des hautes terres.

Cyprien remarqua à cette occasion que l’animal claudiquait, mal assuré, probablement affecté par les suites de la blessure qu’il lui avait infligée.

Le lendemain, après avoir gravi au clair de lune le sentier serpentant dans la forêt, il se trouva au lever du jour, au sommet du couloir où reposait l’animal.

Le traquenard était imparable. Il suffisait de patienter pour le tirer lorsqu’il grimperait pour rejoindre les seuls pâturages du secteur.

Quand il le vit se redresser au soleil, son cœur palpita, la gorge sèche et nouée par l’émotion, Cyprien savait tenir enfin sa victoire.

« Blanchon » diminué, avait fléchi sa patte avant et c’est en boitant qu’il s’engagea lourd et hésitant, dans l’éboulis conduisant à l’herbage. Bien ajusté dans la mire, le doigt sur la gâchette, le bout du canon suivait la lente progression de la bête. Soudain, celle-ci releva la tête pour la tourner vers l’homme, alors leurs yeux se croisèrent, puis se fixèrent longuement. Délibérément l’animal s’immobilisa, pour mieux s’offrir à la mort. Ce qui s’échangea ensuite entre ces deux êtres, dans un intense et pénétrant regard, relève de l’indicible. Cyprien baissa simplement le canon de son fusil.

Par la suite, personne ne revit « le chamois blanc », bien qu’il soit encore présent dans la mémoire des gens de la vallée.

 

D’après «Du Mistral sur le Mercantour» (Editions Sutton),

En vente sur Internet http://www.editions-sutton.com

ou dédicacé, au prix de 21 euros, plus frais d’envoi, en contactant edmondrossi@wanadoo.fr

20/08/2013

A VENCE, QUAND LES GENETS FLEURISSAIENT A NOEL...

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« Ne désespérez jamais, faites infuser d’avantage. » Henri Michaux

Pour resituer la menace des Sarrasins dans les Alpes Maritimes, rappelons qu’après avoir été battus par Charles Martel, les Maures se replient en Provence où ils brûlent Cimiez et Lérins en 734.

Les raids se poursuivent ensuite, avec une attaque sur Nice en 813.

A la suite de sa prise de pouvoir en 822, le comte Hugues d’Arles détruit l’armée sarrasine, avant de céder ses droits au duc de Bourgogne Rodolphe II. Les Sarrasins se regroupent alors dans la Basse Provence.

Commence à ce moment-là, une période sombre pour la Provence orientale qui durera presque un siècle de, 883 à 972.

Installés au Fraxinet (La Garde-Freinet) au- dessus  du Golfe de Saint Tropez, au Cap Ferrat et à Eze,  les Sarrasins opèrent dans toute la région, ravageant  successivement Grassse, Nice, Cimiez, La Turbie et Vence.

Le comte d’Arles Guillaumes et son frère le marquis  de  Turin Arduin fédèrent  les seigneurs locaux dans  une sorte de croisade qui aboutit en 972-974, à l’expulsion définitive  des Maures de leur repaire du Fraxinet.

Après cette glorieuse épopée, Guillaume dit «le libérateur » assoit son autorité sur une Provence indépendante en prenant le titre de marquis.

Mais la menace  insidieuse des corsaires musulmans catalans ou andalous, va se poursuivre par des raids surprises  sur les côtes des Alpes Maritimes. En 1047, l’île de Lérins est de nouveau dévastée et  les jeunes moines sont emmenés en Espagne musulmane.

L’incendie criminel de la cathédrale épiscopale d’Antibes en 1125, par les princes opposés à l’évêque, sera mis ensuite au compte des Sarrasins qui, donc, sévissaient encore dans la région.   

Qui étaient ces  pirates enturbannés venus  de  la mer ? Selon les historiens, des  muwallads espagnols convertis à l’Islam ou des mozarabes chrétiens sous domination musulmane du calife de Cordoue.

S’y ajoutaient parfois des apports du  Maghreb, comme en  934, quand  une  flotte arabe, venue d’Afrique et de Sicile, saccage la ville de Gênes.

En Espagne, le  roi d’Aragon Jacques le conquérant (1213-1276 ) atténuera le péril par la conquête de Valence et des Baléares. Il en sera de même lors de la reconquête de Murcie en 1243. 

Mais il faudra attendre 1492, pour voir les musulmans, chassés de leur royaume de Grenade, quitter définitivement l’Espagne.

Durant tout le Moyen-Age, les inquiétantes felouques des flottilles sarrasines viendront depuis leurs  bases espagnoles razzier  sans vergogne  le littoral des Alpes Maritimes.

L’apport odieux d’esclaves, femmes et enfants, enlevés sur la côte de Nice à Cannes, va constituer tout au long  de ces siècles, un commerce florissant, propre à encourager la  répétition d’attaques audacieuses dont il faudra se protéger.

Du haut des murs dressés au sommet du «Baou des Blancs», dominant collines et vallons, la vue s'étend jusqu'à la mer. De son repère aérien, Victor Roubaudy, attentif, surveille les allées et venues des Infidèles campant dans les ruines de l'ancienne cité de Vence. Les campagnes d'alentour, abandonnées et sans culture depuis trois ans, n'offrent plus que le spectacle de la désolation. Ce nouveau raid des Maures a débuté la veille par l'arrivée de voiles noires cinglant au Ponant. Débarqués sur la côte déserte, les nouveaux venus sont d'abord allés renforcer leurs frères d'arme regroupés dans l'ancienne forteresse de Cagnes.

Réfugié depuis peu à Saint Laurent la Bastide, le moine Aymard, rescapé de l'abbaye de Lérins, a témoigné dans son premier sermon des crimes et dévastations: «Les Sarrasins ont tout saccagé, détruit l'église et le monastère, des lieux les plus agréables ils en ont fait la plus affreuse solitude. Sur la côte, ils se promènent dans tout le pays portant le fer et la flamme, emmenant en esclavage une multitude de captifs. Des hommes et des femmes sont écorchés vifs, comme les Sarrasins ont coutume de le faire à l'égard des nôtres et comme nous l'avons vu de nos yeux. »

La poignée de Vençois retirés dans le nouveau village de Saint Laurent la Bastide, à l'abri des hauteurs du Baou, s'est placée sous la protection du nouveau seigneur Laugier Ruffi. Laugier a conquis ses titres de noblesse au combat, il a su organiser la défense et la vie de la petite communauté évitant les attaques et la famine. Les murs ont été renforcés autour de l'antique castelet à tour carrée. Placé au sommet de cet observatoire, Victor Roubaudy guette les mouvements de l'adversaire depuis le lever du jour.

Soudain un cri: «Les Maures! Les Maures ! . » Secouant la cloche tout en hurlant, Victor donne l'alerte. En effet, prenant la direction du vallon de Malvan, après s'être regroupés, quelques centaines d 'hommes s'avancent d'un pas décidé. Devinant la manœuvre d'encerclement, Laugier Ruffi prépare une sortie avant que l'ennemi n'atteigne le pied des murailles en contournant par le plateau. Dévalant du rocher vers le vallon, la petite troupe part courageusement à la rencontre de l'adversaire. Surpris par l'attaque, les Maures désemparés reculent puis se ressaisissent et très vite submergent les Provençaux qui succombent sous le nombre. Laugier Ruffi, après un combat héroïque où tombent à ses côtés les meilleurs de ses hommes, est fait prisonnier, entravé et traîné au pied du farouche caïd Haround el Rachid. Nous étions le jour de Noël de l'an 953. La veille, la femme du seigneur de Saint Laurent la Bastide, dame Phanette à la chevelure d'or, belle comme une madone, avait donné le jour à une fillette jolie comme un ange. L'enfant avait été baptisée Nouvette en souvenir de la nuit sacrée de Noël se disant Nouvé en provençal. Avant de partir, captif du Maure, Laugier, le vainqueur de jadis, s 'humilia en demandant une ultime faveur: embrasser son épouse sur le point de rendre le dernier soupir et sa fille qui venait de naître. Magnanime, Haround accepta et proposa un bien étrange marché: «Retourne dans ton château, nous ne troublerons plus la paix des terres dont tu es le maître. Mais dans vingt ans, jour pour jour, mon fils viendra réclamer la main de ta fille, à cette condition je t'offre la liberté à toi et aux tiens qui vous êtes si bien battus ! »

Libre, Laugier Ruffi reprit le chemin de Saint Laurent la Bastide où, après avoir pleuré la mort de Phanette, il se consacra tout entier à sa fille. Au fil des années, Nouvette grandissait en beauté et en sagesse. Dans toute la contrée chacun vantait la douceur de ses traits, son charme et sa vertu. Mais le retour du Maure approchait. Laugier avait dissimulé à sa fille le terrible secret qu'il gardait enfoui au fond de son cœur tourmenté. Préparant l'assaut final contre les dernières bandes sarrasines qui infestaient encore le pays, Guillaumes le Roux Comte de Provence, déjà nommé le «libérateur», passa en automne par Saint Laurent la Bastide. Il y fut dignement reçu par Laugier Ruffi et les seigneurs d'alentour. A la fin du banquet, Guillaumes troublé par la beauté de Nouvette glissa à l'oreille de son hôte: «Je vous envie d'avoir un pareil joyau, il va pourtant falloir songer à vous en séparer pour la marier à l'un de nos preux chevaliers. Les prétendants seront nombreux! Je serais flatté de revenir parmi vous pour ses épousailles. » Laugier, confus et honteux, rougit sous le compliment n'osant révéler que sa fille représentait le prix de sa liberté.

En dépit du temps qui passait, l'odieux serment torturait la mémoire et le cœur du père de Nouvette. Les saisons s'écoulaient rapprochant toujours plus la date de l'échéance fatidique.

L'avant veille de Noël 973, alors qu'on s'activait déjà aux préparatifs de la fête, trois voiles sombres apparurent à l'horizon contournant le Cap d'Antibes. Le lendemain un émissaire du fils d'Haround el Rachid prévenait le malheureux Laugier Ruffi qu'il allait devoir exécuter sa promesse et lui livrer sa fille, rançon de l'impitoyable marché conclu vingt ans plus tôt jour pour jour. Le Maure promettait en outre à Nouvette un sort enviable, comme favorite de son harem.

Devant l'imminence du péril, le seigneur de Saint Laurent la Bastide terrassé par le poids de sa conscience, s'agenouilla dans la petite chapelle contiguë au château. Après avoir imploré la grâce divine et offert son âme et son corps pour expier la faute, il se décida enfin à avouer sa lâcheté.

Prévenue, Nouvette tomba en larmes, révoltée contre le sort injuste qui l'attendait. Nous étions le soir de Noël. Déjà la troupe des Maures confiante s'installait sous les remparts du château éclairés par la lune. Des tentes dressées s'échappaient des flots de musique étrange mêlés aux fumets des moutons rôtis pour fêter l'accueil de la promise.

La fille du seigneur de Saint Laurent la Bastide s'avançait déjà effleurant une dernière fois les genêts accrochés au bord de la falaise. Penchée vers le vide elle murmura : «Je ne vous verrai plus fleurir belles «ginestres» de ma Provence», implorante elle ajouta : «Si vous pouviez me protéger et m'épargner l'exil au pays de l'Infidèle! Aidez-moi ! » Supplia-t-elle. Simultanément et comme en écho à ces paroles, les douze coups de minuit s'égrenèrent au clocher de la modeste chapelle du château.

A ce signal et comme sous l'effet des chauds rayons du soleil de juin, tous les genêts se dressent, s'épanouissent et fleurissent formant mille haies défensives devant les Sarrasins déconcertés. Dans la campagne environnante autant de piques acérées couvertes de fleurs inondent le paysage d'une lumière dorée. Devant ce sortilège, attaqués de toute part par les flèches jaunes, les Maures abandonnent leur camp et s'enfuient en désordre vers la côte. Le jour qui suivit, ils levèrent l'ancre et disparurent à jamais du pays vençois.

Quelques mois plus tard, le 21 juin alors que les précieux genêts fleuris embau­maient les collines et les vallons, la douce et tendre Nouvette épousa en grande pompe le beau et brave Pons, fils de Rodoard, prince d'Antibes et seigneur de Grasse.

Les festivités du mariage se poursuivirent dix jours durant à la grande joie de tous. Plus tard sept enfants concrétisèrent cette union heureuse. Vence renaquit de ses ruines, la princesse s'y installa et vécut de longues années de bonheur dans sa chère Provence.

D’après « Les Histoires et Légendes du Pays d’Azur », pour commander cet ouvrage dédicacé de 15 € : contacter edmondrossi@wanadoo.fr