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02/12/2012

"DU MISTRAL SUR LE MERCANTOUR":UN DESTIN EMPORTÉ PAR LE MISTRAL...

15 LA FERME DES RANCUREL.jpg

«Toute vocation est un appel »

 

Bernanos

 Là-haut à Belluce, à près de 1300 mètres d’altitude, l’hiver était rude. Marius Auda, le nouvel instituteur, n’avait pas choisi cet exil imposé par les nécessités du « mouvement » du personnel enseignant au sortir de l’Ecole Normale de Nice. Il remplaçait là, un collègue malade qui avait trouvé dans l’alcool et l’abandon de soi l’oubli de son difficile isolement. Sa triste déchéance sonnait comme un sombre présage pour son successeur conduit à occuper le logement de fonction transformé en taudis où les marques du désespoir s’attestaient en nombre des bouteilles vides. Seuls les enfants semblaient pouvoir le réconforter par une assiduité sans faille doublée d’un réel intérêt de connaissance.

 La neige avait blanchi le paysage chapeautant les quelques masures d’où s’échappait  un constant filet de fumée unique témoin d’une présence humaine.

 Noël approchait sans laisser entrevoir le moindre signe de festivités, excepté une messe carillonnée et chantée par les quelques paroissiens requis pour l’occasion.

 Pour Marius persistait le souvenir du dernier délicieux souper, servi par la mère Grassi, qui l’avait hébergé à sa descente du car. Elle ne lui avait pas caché que la daube de renard qui accompagnait les gnocchis pouvait surprendre par son goût de sauvagine, tempéré par quelques champignons. Marius avait apprécié ce met nouveau au point d’en reprendre, il en conservait encore la forte saveur au fond de sa bouche. Ce souvenir gastronomique particulier, resterait sa seule satisfaction à la veille de la Nativité.

 Venu du Bourguet, au bas de la vallée, pour y retrouver ses parents, le notaire Jules Rancurel apparut au village emmitouflé dans une chaude pelisse fourrée, coiffé d’un feutre à plume de faisan, les mollets enserrés dans de guêtres à boutons surmontant de solides chaussures à semelles bordées de clous en ailes d’abeille. Accueilli comme un hôte de marque et salué dignement par le curé Boniard, sous le poche de la petite église, le notaire connu et apprécié de l’assistance, se tailla un vif succès auprès des enfants admiratifs, bouche bée, face à ce personnage à la tenue insolite.

 Le comble fut atteint jusqu’au délire lorsque puisant dans ses poches Rancuel tout souriant sortit des bonbons multicolores qu’il lança à la volée vers les gamins provoquant une bagarre que le curé parvint difficilement à maîtriser ! Son numéro de père Noël achevé, le notaire ouvrit dignement la marche pour pénétrer dans l’église et s’installer au premier rang face à l’autel.

 Gros homme, au visage pale et lisse percé de petits yeux porcins, Jules Rancurel célibataire endurci à plus de cinquante ans savait trouver au foyer familial en plus de la chaleur affective de ses parents, les tendres ardeurs de Rosalie la toute jeune bonne, fille de l’Assistance Publique, à l’origine de ses premiers émois tardifs. Cette attirance expliquait la fidèle assiduité du bonhomme pour ce hameau sans attrait perdu au bout du monde.

 Après ce bref intermède festif la torpeur hivernale reprit ses droits. Tout paraissait dormir engourdi par le froid dans la rigueur d’un interminable hiver. Dans la classe, seul indice encourageant, la progression quotidienne régulière du rayon de soleil éclairant le pied de l’estrade, face au tableau noir. Nous étions ainsi parvenu à la veille de la Chandeleur, déjà chargée des promesses du renouveau printanier, lorsqu’un événement brutal et inattendu secoua la quiétude du village.

 Venu pour la fin de semaine, Jules Rancurel tardait en ce beau matin à sortir de sa chambre en dépit des chaudes senteurs de café émanant de la vaste cuisine où les femmes s’activaient déjà à préparer le repas de fête du midi.

 Rosalie fut désignée avec un clin d’œil appuyé pour aller choquer la porte de la chambre du notaire, obstinément close. Puis comme rien ne bougeait la mère vint à son tour heurter la porte en interpellant l’impénitent dormeur, avant que le père décide lui aussi d’agir en ouvrant brutalement la porte. Parvenu dans la chambre de Jules, les familiers n’obtenaient pas davantage de réaction de sa part. Enseveli sous l’édredon il refusait de répondre aux appels répétés de son nom. Il fallu le découvrir pour qu’il apparaisse alors immobile, coiffé d’un bonnet de nuit en laine, dans une chemise de nuit blanche, le visage livide. Son corps glacé ne laissait plus de doute, Jules Rancurel était mort.

 Au milieu des pleurs, le médecin monté du Bourguet ne put que constater le décès. Sur la table de nuit, un bol vide attestait de la prise la veille au soir d’un bon vin chaud parfumé à la cannelle, tendrement servi par la douce Rosalie.

 La nouvelle parcourut les quelques maisons village soulignée de maints commentaires attristés. Le docteur Agnely à l’examen remarqua la langue curieusement bleue du défunt, ainsi que des filets de bave à la commissure des lèvres, indices d’un possible empoisonnement ce qui le conduisit à refuser le permis d’inhumer. Alertée, la gendarmerie organisa le transport du corps pour des examens plus approfondis. Compte tenu des éléments connus, rien ne semblait devoir expliquer la mort de Jules Rancurel par l’absorption d’un aliment ou d’une boisson quelconque.

 Faute d’un indice probant, les autorités admirent la mort naturelle de Jules qui fut enterré avec solennité à Belluce.

 Seule Rosalie connaissait la raison de cette triste fin… A la suite de sa douloureuse confession, le curé Boniard fut conduit à partager le poids de son terrible secret. Pieuse catholique, elle lui avoua bouleversée qu’elle ne supportait plus sa condition de bête à plaisir imposée par son amant, sans la perspective honnête de l’épouser un jour pour fonder famille. Profitant du bol de vin chaud, elle l’avait corsé  avec des fleurs de belladone et de digitale dans le seul but de fléchir la volonté intransigeante de Jules, afin qu’il lui signe une promesse de mariage.

 Tenu au secret de la confession, la  conscience torturée par la gravité de cet aveu, le curé chercha longuement comment aider Rosalie dont la sincérité des intentions ne pouvait être mise en doute.

 Après ce drame l’infortunée jeune fille ne pouvait poursuivre son existence à Belluce dans la famille de son défunt amant. Le curé tenta sans succès de la placer dans une bonne famille du Bourguet. En désespoir de cause, il s’en ouvrit par lettre auprès d’une lointaine cousine religieuse bénédictine de l’abbaye de Sainte Lioba de Simiane dans les Bouches du Rhône, avec le secret espoir de lui confier le sort de Rosalie. La réponse vint, prometteuse, invitant la protégée du curé Boniard « à choisir le chemin du salut par la prière et le travail » dans la communauté des moniales. La religieuse insistait sur «le choix de vie imposé à Rosalie, d’avoir entendu avec sincérité l’appel du Seigneur, pour tout abandonner et suivre le Christ dans le célibat, la fidélité à la communauté avec le désir de vivre d’une écoute obéissante par l’amour de Dieu. »

 Rosalie confirma sa vocation, accepta son nouveau destin et quitta Belluce pleine de ferveur et d’espoir pour le couvent de Simiane-Collongue.

 Là bas, ses talents empiriques d’herboriste furent très vite appréciés et encouragés pour aboutir à établir un catalogue détaillé de prescriptions médicales à l’efficacité reconnue. Ainsi, Rosalie courait la garrigue sous le chaud soleil provençal, stimulée par le chant des cigales, dans la recherche de diverses espèces de plantes aux vertus médicinales.

 Lorsque la mère supérieure lui proposa de transmettre et enrichir sa pratique aux Antilles, sœur Rosalie n’hésita pas un instant et c’est ainsi qu’elle entreprit de rejoindre au terme d’un long voyage, le Prieuré de Sainte Marie des Anges situé à Bout Bois au Carbet en Martinique.

 Embarquée à Toulon à bord du vaisseau de ligne, le « Mistral » en compagnie d’un millier de personnes, parmi lesquelles plus de cent vingt religieuses, Rosalie vit s’éloigner la côte avec un pincement au cœur, soutenue par la certitude de mieux servir sa foi.

 La promiscuité, les rudes conditions matériels et la mer forte rendaient déjà ce voyage en Méditerranée pénible d’autant plus que l’état de la mer, à la veille de l’équinoxe, accentuait la houle au point  de malmener sévèrement le navire.

 Accusant une très forte gîte sur bâbord, le paquebot affronta une mer déchaînée dont on essuya les vagues déferlantes. L'eau atteignait déjà le niveau du pont-promenade et si l'on en jugeait par l'absence de panache de fumée à la sortie des deux cheminées, le navire semblait avoir déjà perdu tout ou partie de sa propulsion.

 Vers 16h30, le « Mistral »  malmené par les flots impétueux subit de graves avaries, sa coque est endommagée par les coups de butoir de la mer. A 18h ordre est donné de quitter le navire qui croise au large des côtes marocaines. Malgré les canots de sauvetage, beaucoup de passagers et de marins se noient, emportés par des vagues de plus de 10m, d’autres meurent de froid dans l'eau glaciale. Le « Mistral » a beaucoup de mal à manœuvrer pour s'approcher de la côte vers laquelle il est drossé. Très vite bloqué sur les hauts fonds et les nombreux récifs, il achève de sombrer dans la baie d’ d'Al Hoceima sur la côte du Rif.

 Quelques centaines de passagers et de marins réussissent à accoster sur de nombreux petits îlots rocheux et les minuscules îles de Sabaadiya.

 Les jours suivants, grâce à des radeaux de fortune, les rescapés  se dirigent vers les falaises hostiles d’une côte inhospitalière. Après avoir réussi à rejoindre une anse abritée des vents ils aborderont enfin sur la terre ferme.

 Entourés d’hommes en armes de la tribu des Hoceimi,  hommes et femmes sont séparés et conduits dans la montagne au douar d’Ait Kamara. Les quelques hommes qui s’opposeront à ce transfert seront égorgés.

 Le destin des survivants sera désormais entre les mains du caïd Ahmed Al-Raïsuni, un brigand hostile à toute autorité administrative, sorte d’hobereau local régnant en maître sur la province.

 Si les hommes valides furent vendus comme esclaves ou rapatriés moyennant de fortes rançons, les femmes, furent réparties dans les harems selon leur attrait au gré des dignitaires de la tribu, les malades et les jeunes enfants seront égorgés.

 La jeune et jolie Rosalie, rescapée du naufrage, va ainsi connaître une nouvelle destinée en devenant d’abord la favorite du caïd, puis très vite, grâce à sa science, une guérisseuse reconnue et estimée dans toute la contrée.

 Les religieuses restèrent aux mains des tribus et "épousèrent" des indigènes.

 En sa qualité de supérieure, Rosalie prit un ascendant sur les populations du bled car elle s'était rendue indispensable par ses connaissances médicales, à tel point qu'on lui éleva une Kouba (sanctuaire). Quelques bonnes sœurs, les sourettes, engendrèrent beaucoup de petits montagnards, les "tournis", en général rouquins. 

 

D’après «Du Mistral sur le Mercantour» (Editions Sutton),

En vente sur Internet http://www.editions-sutton.com ou dédicacé, au prix de 21 euros, plus frais d’envoi, en contactant edondrossi@wanadoo.fr

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