22/08/2007
LES LOUPS ET TONIN LE MULETIER
En ce temps là, le village de Tende palpitait au rythme des allées et venues de ses muletiers courageux et tenaces. De génération en génération ils se transmettaient leur dur métier et l'amour du pays. C'est ici que grandissait Tonin qui aimait courir à travers champs avec l'insouciance de la jeunesse. Son père assurait les besoins de la famille en transportant des marchandises à dos de mulet. L'homme et l'animal étroitement liés, partageaient, depuis de nombreuses années, déjà, peine et fatigue. Depuis longtemps, ils prenaient le chemin qui conduit vers la mer et attendaient l'arrivée des goélettes dans le port de Villefranche. Là, s'effectuait le chargement de la plus précieuse des denrées, le sel. Alors commençait pour eux deux, la longue et pénible route qui mène à Cuneo. Le père de Tonin, sentant ses forces l'abandonner, décida un jour, que l'heure était venue de transmettre à son fils tout ce que son propre père et la montagne lui avaient appris. Mais, l'homme vieillissant avait trop attendu pour entreprendre un tel voyage. Il devait pourtant respecter son engagement et assurer la livraison aux tanneries. Il s'arrêta soudain en chemin, plaça les rênes dans les mains de son fils et lui dit: « Tu es encore bien jeune pour traverser seul les montagnes, mais j'ai confiance en toi, pars avec le mulet. Au bout de la route, tu auras grandi mon enfant, allez-va ! ». Tonin reçut le message de son père avec gravité. Troublé d'abord par la responsabilité qui l'attendait, il jeta un regard vers l'homme immobile, l'embrassa et s'engagea sur la route en lançant un « avanti » énergique au mulet. L'enfant et la bête quittèrent le bord de mer en direction de l'intérieur des terres. Les bruits de la ville s'estompaient, les cris des pêcheurs qui ramenaient les poissons se perdaient dans la brise marine. L'animation citadine était derrière eux. Les maisons se faisaient rares. Ils se dirigeaient vers des lieux plus calmes, plus silencieux. On n'entendait plus que les bruits des sabots qui martelaient le sol et le tintement des cloches du harnais. L'ensemble émettait une musique joyeuse qui rythmait les pas du jeune garçon. Le paysage changeait. Tonin admirait les collines environnantes, il écoutait le bruissement des branches des arbres que balançait un vent léger. A l'odeur acre de transpiration du mulet se mêlaient les parfums subtils des fruits, de la terre humide et de l'herbe mouillée par la rosée du matin. Il respirait la nature et s'enivrait de toutes ces senteurs. Il allait d'un pas léger, quand, soudain, au détour du sentier, il fut contraint de s'arrêter. Des arbres immenses, recouverts de piquants, aux troncs torturés, aux branches entrelacées, l'empêchaient d'avancer. Courageux, il essaya de se frayer un passage, mais il se piqua. Il comprit qu'il fallait trouver une autre solution car, s'il insistait, le mulet se blesserait et les sacs se déchireraient. Comment franchir cet obstacle ? Alors qu'il cherchait désespérément une solution une drôle de branche attira son attention, elle ressemblait étrangement à une flûte. Surpris, il essaya d'en jouer, mais il n'obtint que des sons stridents. « Peu importe, j'aurai tout le temps d’apprendre en route » pensa-t-il, tout en soufflant encore une fois. Aussitôt le bruit étrange émis par la flûte eut un effet inattendu, les rameaux se tordirent, les arbres se rompirent, le bois craqua. La voie était libre. Tonin et le mulet reprirent la route et atteignirent l'Escarène sans encombre. Aux premières inquiétudes succédèrent les souvenirs, ceux-là mêmes qui allaient le guider. Pendant les veillées, les anciens parlaient souvent de deux voies qui se détachaient à l'Escarène. La première à gauche conduisait vers trois cols, la deuxième, celle qu'il devait emprunter, vers deux autres cols. Toutes deux se rejoignaient à Borgo San Dalmazzo, là où commençait la plaine. Alors même que leurs paroles faisaient écho en lui, il entendit des hurlements lointains. Les loups ! La peur le cloua sur place tandis que les cris se rapprochaient. Le mulet, proie idéale, céda à la panique. Les deux mains cramponnées sur la longe, Tonin tentait désespérément de remédier aux écarts et ruades de la bête. Tout à coup la corde fila entre les mains moites de l'enfant et l'animal libéré fonça droit devant lui puis s'arrêta net, tout près d'un oratoire bien connu des muletiers. Dans un flot de larmes, Tonin laissa échapper quelques mots " Petite Madone... je t'en supplie, aide-moi... ". Quelque peu soulagé par ces paroles, il eut alors l'idée d'allumer un feu pour éloigner les loups. En hâte, il ramassa du bois sec et fit une belle flambée. Les loups tout proches s'immobilisèrent à la vue des flammes. Gagné par la rage de vaincre, Tonin s'empara d'une poignée de sel qu'il lança dans le feu en hurlant. Les flammes s'élevèrent en un feu d'artifice improvisé entraînant un mouvement de recul dans la meute. Tonin brandit alors son bâton de pèlerin vers l'agresseur tout en menaçant: "Maudites bêtes, partez" Les loups reculèrent jusqu'à la lisière de la forêt puis, à la queue leu-leu, s'enfoncèrent entre sapins et les mélèzes. L’enfant métamorphosé par la victoire, s'approcha du mulet encore inquiet et le caressant lui murmura à l'oreille: " On les a eus, on est les plus forts! " Puis songeur, il savoura cette force qui naissait en lui. Héritier d'une longue tradition, il refit les gestes maintes fois effectués par les anciens: Il cueillit des gentianes, des lys et des carlines et composa un bouquet en offrande, à la Madonette. Les rênes de son mulet bien en main il emboîta alors le pas à tous ceux qui, avant lui, avaient gravé leur passage dans la pierre. Quand ils arrivèrent devant la tour du Pont Vieux qui enjambait la Bevera, le chemin à parcourir semblait interminable à l'enfant. Fatigue et solitude augmentaient son inquiétude à l'approche de la nuit, souveraine des lieux. Mieux valait s'arrêter! Il abrita son mulet sous des branchages et s'allongea sur des planches recouvertes de mousse, les yeux rivés au ciel. De Cassiopée ou de la Petite Ourse, avec laquelle de ces constellations trouverait-il le sommeil ? Soudain une ombre gigantesque masqua le ciel étoilé, des nappes de brouillard montaient de la vallée et enveloppaient le paysage. Il devait rapidement sortir du bois avec son mulet. Accroché aux buis et aux genévriers il tentait vainement de se frayer un chemin. Devancé par les éclairs, il fut pris dans un vacarme assourdissant. Le tonnerre gronda et résonna d'une montagne à l'autre. Tandis que les roulements s'intensifiaient, la foudre embrasa les cimes. La pluie mêlée à la grêle tambourinait sur les branches. Plus rien ne contenait les éléments déchaînés. Un véritable ouragan pliait tout sur son passage. Arc-bouté sous l'assaut des rafales de vent, Tonin avançait en éclaireur dans la tourmente. Et puis tout s'apaisa. La résistance des deux compagnons leur permettait maintenant de rejoindre la vallée. Là, sans doute avec l'accueil et le réconfort d'une petite auberge retrouveraient-ils des forces pour affronter les éléments hostiles. Après une bonne nuit de repos, Tonin re-bâta son mulet, arrima les sacs et reprit la route abandonnant derrière lui toutes ses préoccupations d'enfant. Il longea quelques temps des terrasses complantées d'oliviers puis pénétra dans une enfilade de gorges creusées dans les roches mauves et vertes. Il retrouvait là les couleurs des lauzes de son village. Il entrait dans le canyon comme dans la gueule d'un monstre et progressait le long d'un sentier étroit et pierreux véritable menace pour le moindre faux pas. Tonin guidait prudemment son mulet, quand tout à coup, un individu surgit de derrière un rocher en lui barrant la route. Petit, trapu, le regard sévère, le « gabelier » exigea le versement d'un Louis, taxe réclamée à tous les muletiers. Dépourvu d'argent, Tonin se trouvait dans l'embarras. Ne pas payer signifiait rebrousser chemin. Pour ne pas en rester là, il se mit en quête d'une solution et se souvint soudain de la flûte. Taillée dans une essence mystérieuse pourrait-elle servir de monnaie d'échange ? Le cœur serré à l'idée de s'en séparer, il s'apprêtait à en proposer le marché quand un phénomène insolite se produisit. Une force étrange l'anima, l'obligeant à porter l'instrument à sa bouche. Ses doigts d'une extraordinaire agilité s'animèrent malgré lui. Cette fois, plus de sons gémissants et tourmentés mais une mélodie ensorcelante qui s'échappait de la flûte. Tonin virtuose, élevait sa musique produisant un véritable enchantement. Aux premières notes, les paupières de 1'homme se firent lourdes, ses jambes se dérobèrent, il tomba dans un profond sommeil. Sans perdre un instant, Tonin s'empara des rênes du mulet et se hâta de franchir les gorges. Il savait que bientôt, sur les hauteurs se profilerait Tende à qui il n'accorderait que la faveur d'un regard. Il traversa son village et s'engagea sur la route du col, dernière étape, ultime difficulté avant d'atteindre son but. La nuit tombait, les nuages et la brume enveloppaient le paysage. Il était las, las d'avoir marché des jours et des jours, las de la solitude. A sa fatigue s'ajoutait l'inquiétude. Il entendait encore les derniers conseils de son père avant son départ : « Lorsque tu franchiras le Col de Tende, redouble de vigilance! ». L'anxiété s'empara alors de lui. Il se souvint que les muletiers évoquaient souvent les dangers de cette sente rocailleuse marquée par les sabots des bêtes. Il pensa à cette suite interminable de lacets qui serpentaient à flanc de montagne et aux gorges vertigineuses où tant d 'hommes avaient déjà péri. Non! C'en était trop! Il n'avait plus le courage d'avancer. Epuisé, son être entier refusait de poursuivre. Instinctivement, son mulet d'ordinaire si calme, perçut sa fatigue et s'agita. A plusieurs reprises, il poussa Tonin de la tête pour l'encourager à réagir croyant à un jeu de sa part, Tonin répliqua aussitôt : «Arrête, je n'ai pas envie de jouer ! » Mais le mulet sensible au découragement de son maître reprit de plus belle. Leur survie était en jeu. Tous deux devaient unir leurs efforts pour livrer leur chargement. Tout à coup, complices avec l'animal, de fortes rafales de vent balayèrent les nuages en un instant et la lune apparut. Majestueuse et parfaitement ronde, elle inondait le paysage de ses reflets d'argent. Eclairées, les hautes cimes devenaient plus rassurantes et le paysage grandiose. Tonin regardait l'étroit chemin pierreux qui conduisait au sommet, le long des pentes abruptes. Il devait s'y engager et accomplir sa mission. C'est alors qu'il aperçut, dominant la vallée, une imposante construction. La Cà, dernier refuge pour l'homme et la bête, semblait lui faire signe. S'ils l'atteignaient, ils pourraient y reprendre des forces. Le vent frais des cimes amena vers lui un air de « courentà ». D'autres muletiers sans doute ! Transporté par cette musique joyeuse et entraînante il caressa son mulet et reprit sa route. Chaque pas plus léger, il accéléra son allure et vint à bout de ce désert rocailleux. Dès l'aube, il fila le long des derniers lacets, assuré désormais qu'aucun obstacle ne l'arrêterait. Sur les hauteurs des cimes l'enfant et son mulet s'immobilisèrent. Tonin, songeur, promena son regard dans le lointain. Fasciné par la lumière du jour naissant, il contempla la mer, minuscule tache bleue au fond de 1 'horizon. Des yeux, il redescendit la sente sinueuse.
La lutte de l'enfant et du mulet, indissociables, était là, inscrite dans la terre et dans la roche. Fier du labeur accompli, l'enfant s'effaçait pour faire place au muletier.
D’après «Les Histoires de loups en Pays d’Azur » (Alandis-éditions Cannes), pour commander cet ouvrage illustré et dédicacé de 18 € : téléphoner au 04 93 24 86 55Pour en savoir plus sur un village typique chargé d’anecdotes et d’images du passé : Cliquez sur
http://saintlaurentduvarhistoire.hautetfort.com08:20 Publié dans MEMOIRE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : HISTOIRE
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