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01/05/2013

"DU MISTRAL SUR LE MERCANTOUR": DES PAS SUR LA NEIGE...

19 L'HIVER S'ATTARDAIT SUR LE VILLAGE.jpg

 « La neige découpait un immense parvis, l’histoire préparait un immense destin »Charles Péguy

Quoi de plus rassurant que le refuge douillet de la tradition, au cœur de l’interminable nuit de l’hiver ? A Villeplane la fête de la Saint Sébastien offrait cette opportunité, bien après Noël, devançant les réjouissances du Carnaval, annonciatrices précoces du printemps.

Il avait neigé et la blancheur immaculée accentuait les traits sombres du relief, écrasant la masse des maisons coiffées de spirales de fumée.

On se serrait dans l’église, trop petite ce jour là pour accueillir l’ensemble des villageois, venus assister à la messe de dix heures, dignement célébrée par l’abbé Pellegrin. Les cantiques, repris tour à tour par l’assistance, avaient rythmé pieusement l’office lorsque  soudain s’éleva comme un hymne, un éclatant « Ave Maria », entonné en solo par la puissante voix de baryton de César Giauffret. Instinctivement, les têtes des femmes et des enfants, répartis au rez-de-chaussée, se tournèrent vers la tribune réservée aux hommes, d’où s’élevait ce chant unique, aux notes exceptionnelles, propres à faire vibrer les cœurs comme les voûtes de l’église.

Au nombre des quelques réfractaires à cette célébration religieuse, regroupés au Café Grassi, se trouvait Mario Robini, tailleur de pierre italien, anarchiste, exilé à Villeplane, pour fuir le régime fasciste de Mussolini. Bien sûr, il participerait à l’apéritif d’honneur offert par la municipalité et au banquet qui suivrait, mais pour lui, pas question d’aller «chez le curé ». Mario répétait que l’Eglise, alliée objective des exploiteurs du peuple, devait disparaître, tout comme ses serviteurs, pas de compromis avec eux.

S’il n’adhérait pas à la vision communiste des Grassi, chez elles, il se sentait à l’aise, partageant avec la mère la langue du pays et une part de sa révolte, tout comme avec Paola, femme de convictions progressistes. A vingt neuf ans, le destin de cet homme partagé entre passion et déraison l’avait entraîné à lutter, en commettant des attentats en Italie, au point d’y avoir été recherché comme un dangereux opposant. Anarchiste, comme la plupart des tailleurs de pierre de Carrare, Mario ne s’était jamais contenté de vaines protestations verbales, les actes avaient prolongé tout naturellement son engagement politique.

Lorsqu’on lui apprit que César Giauffret avait entonné le Magnificat, il haussa les épaules, mais son visage s’éclaira d’un étrange sourire. Pour lui, le nom de Giauffret le renvoyait à une image bien différente, celle de sa fille Léonie, âgée de dix sept ans.

Cette sylphide aux yeux de biche, un rien anémique, avait conquis son cœur avec ses airs de rebelle agacée, dissimulant un tempérament explosif, à la hauteur de son propre désir refoulé.

Leur première rencontre en tête-à-tête datait de l’été précédent, à l’occasion des noces de Marthe Liautaud.

Léonie, avec sa beauté juvénile, avait charmé l’assistance, au point de ravir le premier rôle à la mariée, sa cousine, tant par sa troublante élégance que par ses manières aguichantes. Un peu ivre, elle en avait rajouté avec ses airs provocants de fausse ingénue, riant, dansant tour à tour avec tous les jeunes hommes et même, au goût de chacun, un peu trop avec le marié.

La véritable parade nuptiale de cette nymphette devait finalement aboutir à séduire Mario, fasciné par son corps de madone, ses yeux bleu gentiane et sa bouche trop large.

Elle avoua plus tard à Flora, sa sœur aînée qu’ils avaient commencé ce jour là à «faire des bêtises ». Depuis les choses ne s’étaient plus arrêter, au point qu’un jour, Mario endimanché, s’était enhardi à s’aventurer chez les Giauffret, pour tout simplement demander la main de la belle Léonie.

César le père s’étouffa d’indignation et chassa ce « sale étranger » sans le sou, ce mécréant qui  prétendait vouloir épouser sa petite Léonie, elle si candide, une enfant si pure et si fragile. Plus question qu’elle s’expose à rencontrer ce «putacier » aux veillées ou dans toute autre circonstance. Ce qui n’empêcha pas les amoureux de poursuivre leurs rendez-vous galants.

Mario, grand gaillard blond aux yeux gris, éternel passionné, toujours livide et échevelé, semblait dévoré par un feu intérieur depuis qu’il fréquentait Léonie, «son rayon de soleil ». Captivé par sa beauté et sa grâce mutine, il échafaudait pour eux les rêves les plus fous.

Il s’était convaincu de partager à tout prix et librement, le bonheur qu’on leur refusait.

Clément Payan, le maire, avait deviné le trouble qui agitait le cœur des jeunes gens, en médiateur avisé il avait essayé de raisonner César Giauffret qui  n’avait rien voulu entendre. « Réfléchis », lui avait-il dit, «Fais attention César, ne vois tu pas qu’ils s’aiment, ton refus aveugle peut avoir de lourdes conséquences, n’oublies pas le vieil adage : « Tira maï un péou de cuou qu’una païre de muous » (Tire plus un poil de pubis qu’une paire de mulets) ».

Mais l’autre buté s’était contenté de proférer des menaces à l’adresse de cet ignoble «pinotou » (italien) qui  non content de bouffer le pain des Français, voulait voler nos filles ! Qu’il laisse ma Léonie tranquille et qu’il rentre chez lui !

L’après-midi  de la Saint Sébastien, après le traditionnel banquet communautaire servi en Mairie et où Mario avait été tenu à l’écart de Léonie, les premières notes de musique préludèrent au bal.

Alors que les corbeilles de ganses étaient servies toutes chaudes et les tables repoussées pour mieux danser, les plus âgés s’étaient éclipsés.

Profitant de cette animation, Léonie avait rejoint Mario chez lui. Dans une étreinte passionnée, il lui avait fait part de son secret. Alors qu’il caressait ses cheveux qui tournaient en boucles pleines de grâce, il lui avait simplement murmuré : « Bellezza, tu sei mia per la vita, ti voglio tanto bene Carina. Adesso andiamo via tutti due… »(Ma beauté tu es à moi pour la vie, je t’aime tant chérie. Maintenant partons ensemble…).

Léonie supportait très mal  sa condition de paysanne, sensible aux mirages de la Côte, elle ne songeait qu’à quitter Villeplane, ce trou perdu qu’elle  qualifiait parfois de «cul des Alpes Maritimes ». Pour elle, son père était seul responsable de ses frustrations, puisqu’il l’avait mise au monde, à l’écart de ce qu’elle considérait comme le Paradis. Aussi lorsque  Mario lui avait confié son projet de partir ensemble loin, très loin, elle avait tout de suite accepté les risques d’une aussi aventureuse escapade.

C’est ainsi que l’après-midi de la Saint Sébastien, un couple étrange quittait Villeplane, par des chemins enneigés et détournés, pour mieux tromper la vigilance des gens du pays.

Mario enveloppé dans une ample canadienne en peau de mouton, chapeau enfoncé jusqu’à l’écharpe rouge qui dissimulait son visage, faisait face à la bise, traçant la piste dans la neige croûtée, courbé sur son bâton par le poids d’un lourd havresac. Suivait Léonie, frêle silhouette encapuchonnée, sanglée dans une houppelande brune, nantie seulement d’un léger sac de voyage en cuir.

Ils marchèrent ainsi en trébuchant, jusqu’à la nuit tombée, pour s’abriter enfin, épuisés, dans une grange isolée.

Exaltés par la fatigue et le parfum épicé du foin, ils s’abandonnèrent  à de folles étreintes, pour fêter à leur façon leur première nuit d’amour et de liberté.

A Villeplane, leur disparition ne fut découverte que tard dans la soirée lorsque  après la fête, chacun rejoignit son foyer.

Inquiète, la famille Giauffret fouilla la maison de fond en comble, ainsi que les abords, avant de réaliser que la cadette avait emporté ses quelques affaires. Lorsqu’on apprit que Mario, parti lui aussi, avait exprimé l’idée de quitter définitivement Villeplane, l’incompréhension fit place à la stupeur.

Clément Payan conclut simplement : « Cela devait arriver, ils sont partis ensemble. ».

Le clair de lune encouragea César à réunir quelques hommes décidés pour se lancer sans hésiter, à la recherche des fugitifs.

Armés de lampes, chaussés de guêtres et de raquettes, ils firent d’abord le tour du village afin de repérer les traces de pas dans la neige, les marques fraîches s’éloignaient vers le sud. Revenu au village après cette reconnaissance, chacun s’équipa chaudement pour partir retrouver le couple.

C’est une colonne de sept hommes solides qui  démarra à minuit, sur la piste des fuyards. Pas de doute, les empreintes larges et profondes d’un homme s’appuyant sur un bâton, jointes à celles réduites et légères d’une femme, ne pouvaient appartenir qu’à Mario et Léonie.

Longtemps dans la nuit glacée, les gens de Villeplane suivirent du regard l‘insolite caravane lumineuse des hommes du village, s’éloignant traquer les deux tourtereaux.

Ceux-ci réveillés au petit matin par le vent, ne se doutaient pas être talonnés de si près. Bientôt le Mistral se leva en tempête, ses rafales s’accompagnèrent d’une brutale chute de neige, bloquant la progression des uns et des autres.

La colonne du père Giauffret, égarée dans la tourmente qui  avait effacé les traces des pas sur la neige, s’était réfugiée dans une ferme isolée. Désespérant pouvoir rejoindre les fuyards, les hommes de Villeplane abandonnèrent et firent demi-tour.

Dans la soirée, profitant d’une accalmie et de la nuit claire, Mario et Léonie repartirent avec la ferme volonté de parvenir, à échapper à ceux qu’ils pressentaient lancés à leurs trousses.

Le lendemain ils atteignaient Puget-Théniers, mais ils ne furent rassurés qu’arrivés à Nice, après un rapide voyage en train. Mario connaissait là, un compatriote acquis comme lui aux idées libertaires : Fabricio Tomelini.

Ce dernier, tenait une échoppe de bottier rue Rossetti, au cœur de la Vieille Ville. Il accueillit chaleureusement les fugitifs. Pour ce militant de la lutte clandestine antifasciste, obtenir des faux-papiers ne fut qu’une formalité.

Le couple, officiellement marié, devait s’embarquer une semaine plus tard,  à Villefranche, sur le paquebot transatlantique italien « Andrea Doria », à destination de Buenos Aires.

Plus tard, beaucoup plus tard, après la guerre, Flora Giauffret reçu une lettre de sa sœur Léonie, adressée de San Joan de Mendoza. Elle lui apprenait qu’elle était mère de deux enfants, lui demandait des nouvelles de la famille et de Ville plane. Suivait la photo d’une magnifique hacienda.

Malgré elle, Léonie n’avait pas réussi à échapper à son destin de paysanne. Elle était devenue intendante, avec Mario, d’un vaste domaine viticole de plusieurs centaines d’hectares.

D’après «Du Mistral sur le Mercantour» (Editions Sutton),

En vente sur Internet http://www.editions-sutton.com

ou dédicacé, au prix de 21 euros, plus frais d’envoi, en contactant edmondrossi@wanadoo.fr

08/01/2013

"DU MISTRAL SUR LE MERCANTOUR": LES SUSPENDUS DE LA BAOUMA

16 LA PETITE EGLISE DE BELLUCE.jpg

 

« Dieu n’est qu’un mot rêvé pour expliquer le monde »

Alphonse de Lamartine

 

Les gens de Belluce possédaient un vaste territoire de prairies et d’alpages, propre à accueillir un important troupeau de vaches laitières. Hélas, isolés de la vallée, ils ne disposaient que d’un étroit et sinueux sentier, pour descendre leurs bidons de lait à dos de mulet, jusqu’à Villeplane. Ensuite, de là, leur production rejoignait par une route accidentée la Coopérative laitière du Bourguet.

La difficile construction d’une route entre Villeplane et Belluce, longtemps remise, n’aboutira qu’à deux tronçons prometteurs, ouverts respectivement au départ de chaque village. Il faudra deux décennies d’hésitation et de promesses électorales, pour que ces moignons de route puissent se rejoindre !

Dans l’attente, le progrès et les subventions relevèrent avantageusement le défi, par une surprenante liaison aérienne. Il s’agissait de l’installation du «câble », véritable prouesse technique ! Grâce à ce téléphérique à traction électrique, les bidons de lait de Belluce descendaient à Villeplane sans encombre, après un vol record de quelques minutes. Finis les pénibles voyages d’une heure, au pas lent des mulets.

Le «câble » d’une longueur d’environ trois kilomètres, après avoir quitté Villeplane, survolait les campagnes paisibles, avant de se cabrer pour s’élever brutalement à 45 degrés, au-dessus des gorges de la Chavagne, encaissées entre les falaises verticales de la Baouma.

Bien qu’interdite aux personnes, cette liaison, aisée et rapide, séduisait plus d’un amateur intrépide. La mise en route s’opérait depuis la station de Belluce, les candidats à la montée patientaient dans l’étroite benne, après avoir pris soin de déployer au sol, bien visible, un large linge blanc en guise de signal de départ.

Certaines heures étaient plus propices que d’autres, notamment le soir, après le passage du car, «le laitier » qui rapportait les bidons vides, depuis la Coopérative. Ceux-ci, chargés dans la benne, remontaient ensuite à Belluce. Descendus du car, quelques voyageurs impatients tentaient alors l’aventure, grâce à ce moyen de transport moderne qui  leur évitait une bonne heure de marche et 400 mètres de dénivelé.

Ce manège s’opérait chaque jour, avec une recrudescence particulière au moment des foires et des festivités.

Précisément, cette année là, l’incontournable festin de la Saint Anne, patronne de Belluce, devait attirer nombre de visiteurs. Ancrée dans la tradition, la messe avec offerte et chorale, constituait le moment fort de cette fête villageoise. Succéderait un apéritif d’honneur convivial où le public s’attarderait volontiers, alors que le Maire prendrait rituellement la parole, pour adresser ses remerciements et souligner les réalisations communales.

Dans ces circonstances, il appartenait donc aux autorités, l’abbé Pellegrin curé de Villeplane, accompagné du Maire Clément Payan, de rejoindre, en priorité, le hameau de Belluce.

Il faut préciser que les rapports entre l’homme d’église et le premier magistrat de la commune n’étaient pas des plus amènes.

La situation sociale de ces deux hommes, tous les deux célibataires, l’un par devoir, l’autre par habitude puis par choix, aurait pourtant dû les rapprocher. Il n’en était rien.

Payan, républicain laïque convaincu, de tendance radicale-socialiste, se heurtait à quelques adversaires de sensibilité différente qui  trouvaient dans l’abbé un allié naturel et un ardent défenseur de leur cause.

Le débat politique dépassait les seules limites du village, pour s’exprimer avec vigueur jusque sur la place du Bourguet, chef lieu de canton ancré à droite.

La rumeur expliquait que les obstacles dressés dans la réalisation de la route de Belluce, provenaient tout simplement de l’étiquette du Maire, opposée à celle du conseiller général, maire du Bourguet.

L’hostilité latente entre le curé et le Maire empoisonnait la vie publique du village, divisant les familles en clans opposés, provoquant des règlements de comptes interminables !

Même la fête devenait prétexte à mesurer l’influence de chaque camp, tant à l’occasion du prêche à la messe que lors du discours précédant l’apéritif d’honneur.

Sainte Anne n’y pouvait rien, ce serait donc encore avec une froide courtoisie que les deux représentants de la communauté de Villeplane se retrouveraient pour sa fête.

Le bol fumant, savamment dosé de café chaud et de lait bouillant, accompagné de tartines beurrées et d'un petit pot de miel, préludaient à une agréable journée.

Dans ce presbytère aux fenêtres étroites, toujours obscur, Sidonie discrète et efficace évoluait silencieuse, comme une ombre.

Monsieur le Curé l’appelait son « Ange Gardien ». Veuve d’âge canonique, confite en dévotion depuis son enfance, ses états de services de bigote, souvent attardée dans les courants d’air glacés de l’église, l’avaient prédestinée à la fonction enviée de «gouvernante ». Plus prosaïques, les villageois la désignaient comme «la bonne du Curé ». Sidonie s’acquittait avec un dévouement sans borne de sa mission qu’elle  considérait comme un apostolat.

Ce matin, son front se plissait de sa ride des mauvais jours. En proie à une évidente anxiété, elle avait même oublié la serviette de table en fine batiste brodée, accessoire que le prêtre lui réclama, en s’étonnant de cette inhabituelle négligence.

« Monsieur le Curé, soyez prudent, j’ai fait un mauvais rêve…

- Rassurez-vous Sidonie, aujourd’hui, entouré plus que jamais, par la chaude sympathie de mes chers paroissiens, il ne peut rien m’arriver de fâcheux

- Sans vouloir vous offenser, j’ai comme un mauvais pressentiment.

- Vous n’allez pas jouer les oiseaux de mauvaise augure !

- C’est que justement, dans mon rêve il y avait des oiseaux noirs qui vous voulaient du mal. Ils tentaient de vous emporter dans les airs…

- Priez Notre Seigneur ma bonne Sidonie, afin qu’il vous rassure et vous apporte la paix. »

Après avoir préparé sa custode et enfilé ses chaussures ferrées soigneusement lacées, l’abbé Pellegrin partit d’un bon pas en direction du «câble ».

Huit heures sonnaient au clocher du village. Un léger Mistral s’était levé dégageant les sommets des brunes matinales.

Parvenu au départ du téléphérique, un protocole implicite accorda la priorité au prêtre et au Maire, pour embarquer les premiers, dans l’étroite et inconfortable benne, faite de planches à claire-voie.

Un carré de linge blanc bien étalé, visible depuis Belluce, devait indiquer au machiniste qu’il pouvait actionner la mise en route.

Soudain une brusque traction enleva les deux notables dans les airs. Déjà ils survolaient les eaux bouillonnantes du Riou bordé de vernes dont les cimes se tendaient vainement vers eux.

Ensuite, emportés au-dessus de la verdoyante campagne et secoués au passage des pylônes successifs, ils se laissèrent aller à contempler la surprenante beauté d’un paysage aérien, offert à leur situation dominante.

Seuls les couinements des poulies roulant sur le câble rompaient la pesanteur du silence. Après avoir échangé poliment quelques banalités sur les bizarreries du temps et les récoltes prometteuses  des vergers qu’ils surplombaient, les deux hommes évoquèrent le programme de la fête.

Légèrement balancée par le souffle capricieux du Mistral, la nacelle poursuivait sa progression au-dessus du torrent tumultueux de la Chavagne, descendant de Belluce.

C’est dans la dernière moitié du parcours que s’affirmait la hardiesse de la liaison filaire lorsque quittant la zone humanisée des prairies et des champs cultivés, le câble s’élançait déterminé dans l’imposant et étroit défilé de la Baouma. Là, entre les falaises hostiles et jaunâtres culminant au-dessus des vertigineuses cascades de la Chavagne, l’ascension relevait de l’équipée.

La clue, couloir humide et sombre, balayée par un courant d’air permanent, n’était jamais abordée sans appréhension, par les quelques téméraires tentés par cet aventureux voyage.

Il faut préciser que la ligne s’élevait alors avec une pente impressionnante, à 45%, affirmant soudain la prétention de la technique, face à un dénivelé négligé jusque là.

Sitôt dans l’ombre froide de la paroi, Payan après avoir enfoncé sa casquette, remonta le col de sa veste, en se tassant au fond de la benne, alors que l’abbé rajustait son béret en serrant fermement contre lui, ce que le Maire désignait ironiquement par sa »boîte à Bon Dieu ».

Dans ce passage difficile, la machine devait délivrer toute sa puissance, pour tracter le filin doublement lesté par le poids de la benne et la forte déclivité.

C’est alors que brutalement, sans crier gare, tout s’arrêta. Si l’endroit était mal choisi, plaçant les deux hommes perchés dans un décor fantastique, la chose n’avait rien de surprenant.

« Le moteur a encore disjoncté. Monsieur le Maire, quand vous déciderez vous à faire changer son bobinage ? Rancurel vous a pourtant prévenu qu’il chauffait anormalement. Nous voilà bien maintenant !

-Ils auront voulu nous faire une blague, ça va repartir. »

Payan tenta d’allumer sa pipe, mais le vent tourbillonnant l’obligea à ruser en abritant la flamme du briquet entre ses deux mains recourbées.

Avec le vent, les oscillations grinçantes de la benne augmentaient en amplitude. Le grondement du torrent, répercuté par les parois résonnait à leurs oreilles. Le temps passait sans que la mécanique ne redémarre. Il n’était pas question d’envisager une quelconque redescente, désormais impossible vers Villeplane et encore moins de glisser au bout d’une corde, pour atteindre le fond du vallon 200 mètres plus bas. Encore aurait-il fallu avoir une corde qu’ils n'avaient pas ! 

Le seul espoir résidait dans une hypothétique remise en route qui, hélas, tardait à se produire.

Après avoir calmement évalué leur retard et ses incidences sur le déroulement de la fête, les deux notables s’interrogèrent sur les causes possibles de la panne. Noirs et inquiétants, des choucas curieux tournoyaient, en graillant, moqueurs, autour de la benne.

Payan estimait qu’ayant refroidi, le moteur aurait dû repartir, il y avait autre chose, mais quoi ?

Là haut à Belluce, l’affaire prenait un tour dramatique. Un terrible Mistral y soufflait en tempête, privant le hameau d’électricité, à la suite d’une violente rafale. Un villageois, descendu jusqu’au transformateur, confirmait la panne. Plus bas, sur la crête du Viroulet, un arbre arraché par le vent, avait entraîné dans sa chute la ligne électrique alimentant Belluce.

Par bonheur le téléphone n’étant pas coupé, les secours étaient alertés au Bourguet et à Villeplane où chacun s’alarmait du sort du Maire et du Curé, immobilisés sur le «câble ».

Déjà, l’énergique fils Lions et son cousin Alphonse, bâtaient le mulet et partaient en reconnaissance à la Baouma, pour tenter une approche des deux malheureux prisonniers.

Midi sonnait au clocher de Villeplane, l’écho parvenait jusqu’à l’abbé Pellegrin qui récita avec une ferveur accrue les prières de l’angélus.

« Vous devriez prier avec moi Monsieur le Maire, il faut savoir être humble    lorsque le Seigneur nous soumet à l’épreuve.

- La mécanique n’est pas l’affaire du Bon Dieu, même s’il le voulait, il n’y pourrait rien.

- Vous n’êtes qu’un mécréant, apprenez que la force spirituelle peut beaucoup, priez avec conviction si vous voulez que ça reparte. Saint Anne ne peut abandonner ses serviteurs. Croyez-moi ! »

Payan butté ronchonna : « Mon pauvre Abbé, vous n’y comprenait rien, pas plus vous que moi ne méritons ce qui nous arrive, c’est la fatalité et vos exercices de piété n’y changeront rien. Pourquoi voulez-vous que Sainte Anne s’intéresse au sort de deux pauvres égarés sur leur fil ?

Et puis ce serait trop facile de prier et d’être exaucé. En attendant, excusez-moi, je me tourne pour pisser. »

Poussée par le vent, la benne s’approchait dangereusement des parois rocheuses, en penchant, au point d’obliger les deux passagers à s’agripper pour éviter de basculer dans le vide.

La situation devenait de plus en plus critique lorsque  des appels répercutés en échos leur parvinrent, ils comprirent qu’on ne les avait pas abandonnés.

Alphonse, parvenu sur le bord de la falaise, au bord du chemin, considéra la position des deux hommes avant que ne s’établisse un étrange et impossible dialogue.

« Tenez bon, on s’occupe de vous… » Voilà en gros, les quelques mots rassurants que leur renvoya l’écho.

Payan presque sans famille, mis à part une cousine, n’avait jamais été tenté par le mariage. Célibataire endurci, serviable et apprécié de ses électeurs, vieux briscard de la politique locale, il avait enchaîné les mandats successifs de maire, au point que cette fonction lui appartenait.

Régulièrement, il descendait à Nice chaque quinze jours, pour «les affaires ». Toujours accueilli chaleureusement dans les services de la Préfecture, Payan y apparaissait estimé pour ses talents d’administrateur consciencieux et de gestionnaire efficace.

Ces escapades citadines s’accompagnaient invariablement d’une visite «hygiénique », chez les expertes péripatéticiennes de la place Pellegrini ou de la rue André Theuriet. Au village, Clément, bien que partenaire assidu à la belote, n’était pas un amateur de pétanque. Bref, Clément Payan était un homme équilibré, dans une vie sociale riche, dégagée de toute préoccupation métaphysique.

Conscient du danger qu’il courait, impavide, il écartait toute idée d’un possible et funeste accident.

En ce début d’après midi à Belluce, l’esprit n’était plus à la fête et si le Comité organisateur tenait réunion, la cocarde à la boutonnière, c’était pour résoudre au plus vite, le sort des malheureux voyageurs du «câble ».

Rancurel proposa de débrayer le système de traction du moteur hors service, pour hisser coûte que coûte la benne, jusqu’au terminus. Quatre solides mulets seraient attelés au câble pour remplacer la traction électrique défaillante. Il fallut se rendre à l’évidence, la forte déclivité et la charge du câble firent obstacle à la manœuvre. Malgré leurs efforts les bêtes ne réussirent qu’à faire avancer le filin de quelques mètres.

Plus bas, les deux hommes secoués dans leur frêle esquif, crurent à une proche délivrance, il n’en fut rien. Reprenant confiance, l’Abbé interpella son compagnon de misère avec une conviction affirmée : « Monsieur le Maire, vous devez vous impliquer, sinon nous n’en sortirons pas. Je prie depuis midi, faites un effort. Implorez avec moi Notre Seigneur, je suis persuadé qu’Il nous exaucera, pour peu qu’Il sente notre volonté commune. Allez, répétez avec moi, même du bout des lèvres…

- Mais je ne crois pas à vos simagrées, sachez l’Abbé que si notre heure est venue, nous n’y pourrons rien et vos oraisons resteront sans effets… »

De retour à Belluce, Alphonse confirma la situation précaire des «isolés », ainsi que la coupure totale et définitive de la ligne électrique.

Il ne fallait plus espérer le courant, pour remettre l’installation en route.

Dans la clue, la benne, ballottée par les rafales de vent, avait failli se décrocher du câble porteur.

La situation tournait à la catastrophe.

Habituellement, la consigne interdisait l’usage du câble si le vent soufflait anormalement, là tout s’était précipité et il fallait faire face.

A Belluce on envisageait maintenant de faire redescendre la nacelle vers Villeplane, grâce à son poids, tout en prenant la précaution de ralentir sa course et d’éviter qu’elle ne s’emballe et chute après une folle glissade.

Parvenue au premier pylône, la benne serait stoppée et ses passagers libérés. L’opération serait contrôlée à la jumelle. Les mulets, attelés pour freiner et contrarier une descente accélérée du câble, s’arc-boutèrent sous le fouet d’Alphonse et de son cousin Lions, alors que Rancurel débrayait la machinerie.

Cette manœuvre de la dernière chance, produisit une soudaine et terrible secousse au niveau de la benne, décrochant les poulies du câble porteur, pour précipiter l’habitacle dans le vide.

Cramponnés au support, les deux hommes virent défiler le paysage. En un instant, chacun comprit qu’ils allaient s’écraser sur les rochers bordant la Chavagne. Le sol se rapprochait à une vitesse vertigineuse, tout était fini…Comme un éclair, Payan terrorisé lança : « Dieu, si tu existes, je t’en supplie, sauve-nous ! »

Trop tard, la chute était devenue désormais inévitable.

Alors que déjà les embruns de la cascade caressaient leurs visages, la descente s’interrompit brutalement. Le câble tracteur, tel un élastique avec un Yo-Yo, souleva la benne et la renvoya de nouveau dans les airs, dans une ascension fulgurante, lui faisant frôler les falaises.

Par saccades le câble, après s’être stabilisé, glissait lentement vers Villeplane, en emportant la benne, occupée par «les suspendus de la Baouma » !

Une heure plus tard, les rescapés sortaient enfin de leur situation dramatique. Parvenus à un pylône, ils pouvaient désormais quitter leur nacelle et descendre l’échelle pour retrouver le plancher des vaches.

Discret, l’abbé Pellegrin avait le triomphe modeste, avant de quitter la benne, il avoua avec componction : « Croyez-moi, c’est un miracle si nous nous en sommes sortis sans dommage ».

Payan le visage grave, avec encore un soupçon d’inquiétude dans le regard, conclut simplement : « Vous savez l’Abbé, j’ai toujours pensé que le « Grand Architecte de l’Univers » ne pouvait être insensible au destin des hommes ». Il confia ensuite qu’il  avait fait le vœu d’aller remercier l’an prochain Sainte Anne, au-delà des cols, à Sainte Anne de Vinay. Deux jours de marche forcée à travers la montagne, pour rejoindre les pèlerins venus des deux côtés des Alpes et s’unir dans un élan de foi commune, autour de l’antique sanctuaire.

D’après «Du Mistral sur le Mercantour» (Editions Sutton),

En vente sur Internet http://www.editions-sutton.com ou dédicacé, au prix de 21 euros, plus frais d’envoi, en contactant edondrossi@wanadoo.fr

02/12/2012

"DU MISTRAL SUR LE MERCANTOUR":UN DESTIN EMPORTÉ PAR LE MISTRAL...

15 LA FERME DES RANCUREL.jpg

«Toute vocation est un appel »

 

Bernanos

 Là-haut à Belluce, à près de 1300 mètres d’altitude, l’hiver était rude. Marius Auda, le nouvel instituteur, n’avait pas choisi cet exil imposé par les nécessités du « mouvement » du personnel enseignant au sortir de l’Ecole Normale de Nice. Il remplaçait là, un collègue malade qui avait trouvé dans l’alcool et l’abandon de soi l’oubli de son difficile isolement. Sa triste déchéance sonnait comme un sombre présage pour son successeur conduit à occuper le logement de fonction transformé en taudis où les marques du désespoir s’attestaient en nombre des bouteilles vides. Seuls les enfants semblaient pouvoir le réconforter par une assiduité sans faille doublée d’un réel intérêt de connaissance.

 La neige avait blanchi le paysage chapeautant les quelques masures d’où s’échappait  un constant filet de fumée unique témoin d’une présence humaine.

 Noël approchait sans laisser entrevoir le moindre signe de festivités, excepté une messe carillonnée et chantée par les quelques paroissiens requis pour l’occasion.

 Pour Marius persistait le souvenir du dernier délicieux souper, servi par la mère Grassi, qui l’avait hébergé à sa descente du car. Elle ne lui avait pas caché que la daube de renard qui accompagnait les gnocchis pouvait surprendre par son goût de sauvagine, tempéré par quelques champignons. Marius avait apprécié ce met nouveau au point d’en reprendre, il en conservait encore la forte saveur au fond de sa bouche. Ce souvenir gastronomique particulier, resterait sa seule satisfaction à la veille de la Nativité.

 Venu du Bourguet, au bas de la vallée, pour y retrouver ses parents, le notaire Jules Rancurel apparut au village emmitouflé dans une chaude pelisse fourrée, coiffé d’un feutre à plume de faisan, les mollets enserrés dans de guêtres à boutons surmontant de solides chaussures à semelles bordées de clous en ailes d’abeille. Accueilli comme un hôte de marque et salué dignement par le curé Boniard, sous le poche de la petite église, le notaire connu et apprécié de l’assistance, se tailla un vif succès auprès des enfants admiratifs, bouche bée, face à ce personnage à la tenue insolite.

 Le comble fut atteint jusqu’au délire lorsque puisant dans ses poches Rancuel tout souriant sortit des bonbons multicolores qu’il lança à la volée vers les gamins provoquant une bagarre que le curé parvint difficilement à maîtriser ! Son numéro de père Noël achevé, le notaire ouvrit dignement la marche pour pénétrer dans l’église et s’installer au premier rang face à l’autel.

 Gros homme, au visage pale et lisse percé de petits yeux porcins, Jules Rancurel célibataire endurci à plus de cinquante ans savait trouver au foyer familial en plus de la chaleur affective de ses parents, les tendres ardeurs de Rosalie la toute jeune bonne, fille de l’Assistance Publique, à l’origine de ses premiers émois tardifs. Cette attirance expliquait la fidèle assiduité du bonhomme pour ce hameau sans attrait perdu au bout du monde.

 Après ce bref intermède festif la torpeur hivernale reprit ses droits. Tout paraissait dormir engourdi par le froid dans la rigueur d’un interminable hiver. Dans la classe, seul indice encourageant, la progression quotidienne régulière du rayon de soleil éclairant le pied de l’estrade, face au tableau noir. Nous étions ainsi parvenu à la veille de la Chandeleur, déjà chargée des promesses du renouveau printanier, lorsqu’un événement brutal et inattendu secoua la quiétude du village.

 Venu pour la fin de semaine, Jules Rancurel tardait en ce beau matin à sortir de sa chambre en dépit des chaudes senteurs de café émanant de la vaste cuisine où les femmes s’activaient déjà à préparer le repas de fête du midi.

 Rosalie fut désignée avec un clin d’œil appuyé pour aller choquer la porte de la chambre du notaire, obstinément close. Puis comme rien ne bougeait la mère vint à son tour heurter la porte en interpellant l’impénitent dormeur, avant que le père décide lui aussi d’agir en ouvrant brutalement la porte. Parvenu dans la chambre de Jules, les familiers n’obtenaient pas davantage de réaction de sa part. Enseveli sous l’édredon il refusait de répondre aux appels répétés de son nom. Il fallu le découvrir pour qu’il apparaisse alors immobile, coiffé d’un bonnet de nuit en laine, dans une chemise de nuit blanche, le visage livide. Son corps glacé ne laissait plus de doute, Jules Rancurel était mort.

 Au milieu des pleurs, le médecin monté du Bourguet ne put que constater le décès. Sur la table de nuit, un bol vide attestait de la prise la veille au soir d’un bon vin chaud parfumé à la cannelle, tendrement servi par la douce Rosalie.

 La nouvelle parcourut les quelques maisons village soulignée de maints commentaires attristés. Le docteur Agnely à l’examen remarqua la langue curieusement bleue du défunt, ainsi que des filets de bave à la commissure des lèvres, indices d’un possible empoisonnement ce qui le conduisit à refuser le permis d’inhumer. Alertée, la gendarmerie organisa le transport du corps pour des examens plus approfondis. Compte tenu des éléments connus, rien ne semblait devoir expliquer la mort de Jules Rancurel par l’absorption d’un aliment ou d’une boisson quelconque.

 Faute d’un indice probant, les autorités admirent la mort naturelle de Jules qui fut enterré avec solennité à Belluce.

 Seule Rosalie connaissait la raison de cette triste fin… A la suite de sa douloureuse confession, le curé Boniard fut conduit à partager le poids de son terrible secret. Pieuse catholique, elle lui avoua bouleversée qu’elle ne supportait plus sa condition de bête à plaisir imposée par son amant, sans la perspective honnête de l’épouser un jour pour fonder famille. Profitant du bol de vin chaud, elle l’avait corsé  avec des fleurs de belladone et de digitale dans le seul but de fléchir la volonté intransigeante de Jules, afin qu’il lui signe une promesse de mariage.

 Tenu au secret de la confession, la  conscience torturée par la gravité de cet aveu, le curé chercha longuement comment aider Rosalie dont la sincérité des intentions ne pouvait être mise en doute.

 Après ce drame l’infortunée jeune fille ne pouvait poursuivre son existence à Belluce dans la famille de son défunt amant. Le curé tenta sans succès de la placer dans une bonne famille du Bourguet. En désespoir de cause, il s’en ouvrit par lettre auprès d’une lointaine cousine religieuse bénédictine de l’abbaye de Sainte Lioba de Simiane dans les Bouches du Rhône, avec le secret espoir de lui confier le sort de Rosalie. La réponse vint, prometteuse, invitant la protégée du curé Boniard « à choisir le chemin du salut par la prière et le travail » dans la communauté des moniales. La religieuse insistait sur «le choix de vie imposé à Rosalie, d’avoir entendu avec sincérité l’appel du Seigneur, pour tout abandonner et suivre le Christ dans le célibat, la fidélité à la communauté avec le désir de vivre d’une écoute obéissante par l’amour de Dieu. »

 Rosalie confirma sa vocation, accepta son nouveau destin et quitta Belluce pleine de ferveur et d’espoir pour le couvent de Simiane-Collongue.

 Là bas, ses talents empiriques d’herboriste furent très vite appréciés et encouragés pour aboutir à établir un catalogue détaillé de prescriptions médicales à l’efficacité reconnue. Ainsi, Rosalie courait la garrigue sous le chaud soleil provençal, stimulée par le chant des cigales, dans la recherche de diverses espèces de plantes aux vertus médicinales.

 Lorsque la mère supérieure lui proposa de transmettre et enrichir sa pratique aux Antilles, sœur Rosalie n’hésita pas un instant et c’est ainsi qu’elle entreprit de rejoindre au terme d’un long voyage, le Prieuré de Sainte Marie des Anges situé à Bout Bois au Carbet en Martinique.

 Embarquée à Toulon à bord du vaisseau de ligne, le « Mistral » en compagnie d’un millier de personnes, parmi lesquelles plus de cent vingt religieuses, Rosalie vit s’éloigner la côte avec un pincement au cœur, soutenue par la certitude de mieux servir sa foi.

 La promiscuité, les rudes conditions matériels et la mer forte rendaient déjà ce voyage en Méditerranée pénible d’autant plus que l’état de la mer, à la veille de l’équinoxe, accentuait la houle au point  de malmener sévèrement le navire.

 Accusant une très forte gîte sur bâbord, le paquebot affronta une mer déchaînée dont on essuya les vagues déferlantes. L'eau atteignait déjà le niveau du pont-promenade et si l'on en jugeait par l'absence de panache de fumée à la sortie des deux cheminées, le navire semblait avoir déjà perdu tout ou partie de sa propulsion.

 Vers 16h30, le « Mistral »  malmené par les flots impétueux subit de graves avaries, sa coque est endommagée par les coups de butoir de la mer. A 18h ordre est donné de quitter le navire qui croise au large des côtes marocaines. Malgré les canots de sauvetage, beaucoup de passagers et de marins se noient, emportés par des vagues de plus de 10m, d’autres meurent de froid dans l'eau glaciale. Le « Mistral » a beaucoup de mal à manœuvrer pour s'approcher de la côte vers laquelle il est drossé. Très vite bloqué sur les hauts fonds et les nombreux récifs, il achève de sombrer dans la baie d’ d'Al Hoceima sur la côte du Rif.

 Quelques centaines de passagers et de marins réussissent à accoster sur de nombreux petits îlots rocheux et les minuscules îles de Sabaadiya.

 Les jours suivants, grâce à des radeaux de fortune, les rescapés  se dirigent vers les falaises hostiles d’une côte inhospitalière. Après avoir réussi à rejoindre une anse abritée des vents ils aborderont enfin sur la terre ferme.

 Entourés d’hommes en armes de la tribu des Hoceimi,  hommes et femmes sont séparés et conduits dans la montagne au douar d’Ait Kamara. Les quelques hommes qui s’opposeront à ce transfert seront égorgés.

 Le destin des survivants sera désormais entre les mains du caïd Ahmed Al-Raïsuni, un brigand hostile à toute autorité administrative, sorte d’hobereau local régnant en maître sur la province.

 Si les hommes valides furent vendus comme esclaves ou rapatriés moyennant de fortes rançons, les femmes, furent réparties dans les harems selon leur attrait au gré des dignitaires de la tribu, les malades et les jeunes enfants seront égorgés.

 La jeune et jolie Rosalie, rescapée du naufrage, va ainsi connaître une nouvelle destinée en devenant d’abord la favorite du caïd, puis très vite, grâce à sa science, une guérisseuse reconnue et estimée dans toute la contrée.

 Les religieuses restèrent aux mains des tribus et "épousèrent" des indigènes.

 En sa qualité de supérieure, Rosalie prit un ascendant sur les populations du bled car elle s'était rendue indispensable par ses connaissances médicales, à tel point qu'on lui éleva une Kouba (sanctuaire). Quelques bonnes sœurs, les sourettes, engendrèrent beaucoup de petits montagnards, les "tournis", en général rouquins. 

 

D’après «Du Mistral sur le Mercantour» (Editions Sutton),

En vente sur Internet http://www.editions-sutton.com ou dédicacé, au prix de 21 euros, plus frais d’envoi, en contactant edondrossi@wanadoo.fr