01/05/2013
"DU MISTRAL SUR LE MERCANTOUR": DES PAS SUR LA NEIGE...
« La neige découpait un immense parvis, l’histoire préparait un immense destin »Charles Péguy
Quoi de plus rassurant que le refuge douillet de la tradition, au cœur de l’interminable nuit de l’hiver ? A Villeplane la fête de la Saint Sébastien offrait cette opportunité, bien après Noël, devançant les réjouissances du Carnaval, annonciatrices précoces du printemps.
Il avait neigé et la blancheur immaculée accentuait les traits sombres du relief, écrasant la masse des maisons coiffées de spirales de fumée.
On se serrait dans l’église, trop petite ce jour là pour accueillir l’ensemble des villageois, venus assister à la messe de dix heures, dignement célébrée par l’abbé Pellegrin. Les cantiques, repris tour à tour par l’assistance, avaient rythmé pieusement l’office lorsque soudain s’éleva comme un hymne, un éclatant « Ave Maria », entonné en solo par la puissante voix de baryton de César Giauffret. Instinctivement, les têtes des femmes et des enfants, répartis au rez-de-chaussée, se tournèrent vers la tribune réservée aux hommes, d’où s’élevait ce chant unique, aux notes exceptionnelles, propres à faire vibrer les cœurs comme les voûtes de l’église.
Au nombre des quelques réfractaires à cette célébration religieuse, regroupés au Café Grassi, se trouvait Mario Robini, tailleur de pierre italien, anarchiste, exilé à Villeplane, pour fuir le régime fasciste de Mussolini. Bien sûr, il participerait à l’apéritif d’honneur offert par la municipalité et au banquet qui suivrait, mais pour lui, pas question d’aller «chez le curé ». Mario répétait que l’Eglise, alliée objective des exploiteurs du peuple, devait disparaître, tout comme ses serviteurs, pas de compromis avec eux.
S’il n’adhérait pas à la vision communiste des Grassi, chez elles, il se sentait à l’aise, partageant avec la mère la langue du pays et une part de sa révolte, tout comme avec Paola, femme de convictions progressistes. A vingt neuf ans, le destin de cet homme partagé entre passion et déraison l’avait entraîné à lutter, en commettant des attentats en Italie, au point d’y avoir été recherché comme un dangereux opposant. Anarchiste, comme la plupart des tailleurs de pierre de Carrare, Mario ne s’était jamais contenté de vaines protestations verbales, les actes avaient prolongé tout naturellement son engagement politique.
Lorsqu’on lui apprit que César Giauffret avait entonné le Magnificat, il haussa les épaules, mais son visage s’éclaira d’un étrange sourire. Pour lui, le nom de Giauffret le renvoyait à une image bien différente, celle de sa fille Léonie, âgée de dix sept ans.
Cette sylphide aux yeux de biche, un rien anémique, avait conquis son cœur avec ses airs de rebelle agacée, dissimulant un tempérament explosif, à la hauteur de son propre désir refoulé.
Leur première rencontre en tête-à-tête datait de l’été précédent, à l’occasion des noces de Marthe Liautaud.
Léonie, avec sa beauté juvénile, avait charmé l’assistance, au point de ravir le premier rôle à la mariée, sa cousine, tant par sa troublante élégance que par ses manières aguichantes. Un peu ivre, elle en avait rajouté avec ses airs provocants de fausse ingénue, riant, dansant tour à tour avec tous les jeunes hommes et même, au goût de chacun, un peu trop avec le marié.
La véritable parade nuptiale de cette nymphette devait finalement aboutir à séduire Mario, fasciné par son corps de madone, ses yeux bleu gentiane et sa bouche trop large.
Elle avoua plus tard à Flora, sa sœur aînée qu’ils avaient commencé ce jour là à «faire des bêtises ». Depuis les choses ne s’étaient plus arrêter, au point qu’un jour, Mario endimanché, s’était enhardi à s’aventurer chez les Giauffret, pour tout simplement demander la main de la belle Léonie.
César le père s’étouffa d’indignation et chassa ce « sale étranger » sans le sou, ce mécréant qui prétendait vouloir épouser sa petite Léonie, elle si candide, une enfant si pure et si fragile. Plus question qu’elle s’expose à rencontrer ce «putacier » aux veillées ou dans toute autre circonstance. Ce qui n’empêcha pas les amoureux de poursuivre leurs rendez-vous galants.
Mario, grand gaillard blond aux yeux gris, éternel passionné, toujours livide et échevelé, semblait dévoré par un feu intérieur depuis qu’il fréquentait Léonie, «son rayon de soleil ». Captivé par sa beauté et sa grâce mutine, il échafaudait pour eux les rêves les plus fous.
Il s’était convaincu de partager à tout prix et librement, le bonheur qu’on leur refusait.
Clément Payan, le maire, avait deviné le trouble qui agitait le cœur des jeunes gens, en médiateur avisé il avait essayé de raisonner César Giauffret qui n’avait rien voulu entendre. « Réfléchis », lui avait-il dit, «Fais attention César, ne vois tu pas qu’ils s’aiment, ton refus aveugle peut avoir de lourdes conséquences, n’oublies pas le vieil adage : « Tira maï un péou de cuou qu’una païre de muous » (Tire plus un poil de pubis qu’une paire de mulets) ».
Mais l’autre buté s’était contenté de proférer des menaces à l’adresse de cet ignoble «pinotou » (italien) qui non content de bouffer le pain des Français, voulait voler nos filles ! Qu’il laisse ma Léonie tranquille et qu’il rentre chez lui !
L’après-midi de la Saint Sébastien, après le traditionnel banquet communautaire servi en Mairie et où Mario avait été tenu à l’écart de Léonie, les premières notes de musique préludèrent au bal.
Alors que les corbeilles de ganses étaient servies toutes chaudes et les tables repoussées pour mieux danser, les plus âgés s’étaient éclipsés.
Profitant de cette animation, Léonie avait rejoint Mario chez lui. Dans une étreinte passionnée, il lui avait fait part de son secret. Alors qu’il caressait ses cheveux qui tournaient en boucles pleines de grâce, il lui avait simplement murmuré : « Bellezza, tu sei mia per la vita, ti voglio tanto bene Carina. Adesso andiamo via tutti due… »(Ma beauté tu es à moi pour la vie, je t’aime tant chérie. Maintenant partons ensemble…).
Léonie supportait très mal sa condition de paysanne, sensible aux mirages de la Côte, elle ne songeait qu’à quitter Villeplane, ce trou perdu qu’elle qualifiait parfois de «cul des Alpes Maritimes ». Pour elle, son père était seul responsable de ses frustrations, puisqu’il l’avait mise au monde, à l’écart de ce qu’elle considérait comme le Paradis. Aussi lorsque Mario lui avait confié son projet de partir ensemble loin, très loin, elle avait tout de suite accepté les risques d’une aussi aventureuse escapade.
C’est ainsi que l’après-midi de la Saint Sébastien, un couple étrange quittait Villeplane, par des chemins enneigés et détournés, pour mieux tromper la vigilance des gens du pays.
Mario enveloppé dans une ample canadienne en peau de mouton, chapeau enfoncé jusqu’à l’écharpe rouge qui dissimulait son visage, faisait face à la bise, traçant la piste dans la neige croûtée, courbé sur son bâton par le poids d’un lourd havresac. Suivait Léonie, frêle silhouette encapuchonnée, sanglée dans une houppelande brune, nantie seulement d’un léger sac de voyage en cuir.
Ils marchèrent ainsi en trébuchant, jusqu’à la nuit tombée, pour s’abriter enfin, épuisés, dans une grange isolée.
Exaltés par la fatigue et le parfum épicé du foin, ils s’abandonnèrent à de folles étreintes, pour fêter à leur façon leur première nuit d’amour et de liberté.
A Villeplane, leur disparition ne fut découverte que tard dans la soirée lorsque après la fête, chacun rejoignit son foyer.
Inquiète, la famille Giauffret fouilla la maison de fond en comble, ainsi que les abords, avant de réaliser que la cadette avait emporté ses quelques affaires. Lorsqu’on apprit que Mario, parti lui aussi, avait exprimé l’idée de quitter définitivement Villeplane, l’incompréhension fit place à la stupeur.
Clément Payan conclut simplement : « Cela devait arriver, ils sont partis ensemble. ».
Le clair de lune encouragea César à réunir quelques hommes décidés pour se lancer sans hésiter, à la recherche des fugitifs.
Armés de lampes, chaussés de guêtres et de raquettes, ils firent d’abord le tour du village afin de repérer les traces de pas dans la neige, les marques fraîches s’éloignaient vers le sud. Revenu au village après cette reconnaissance, chacun s’équipa chaudement pour partir retrouver le couple.
C’est une colonne de sept hommes solides qui démarra à minuit, sur la piste des fuyards. Pas de doute, les empreintes larges et profondes d’un homme s’appuyant sur un bâton, jointes à celles réduites et légères d’une femme, ne pouvaient appartenir qu’à Mario et Léonie.
Longtemps dans la nuit glacée, les gens de Villeplane suivirent du regard l‘insolite caravane lumineuse des hommes du village, s’éloignant traquer les deux tourtereaux.
Ceux-ci réveillés au petit matin par le vent, ne se doutaient pas être talonnés de si près. Bientôt le Mistral se leva en tempête, ses rafales s’accompagnèrent d’une brutale chute de neige, bloquant la progression des uns et des autres.
La colonne du père Giauffret, égarée dans la tourmente qui avait effacé les traces des pas sur la neige, s’était réfugiée dans une ferme isolée. Désespérant pouvoir rejoindre les fuyards, les hommes de Villeplane abandonnèrent et firent demi-tour.
Dans la soirée, profitant d’une accalmie et de la nuit claire, Mario et Léonie repartirent avec la ferme volonté de parvenir, à échapper à ceux qu’ils pressentaient lancés à leurs trousses.
Le lendemain ils atteignaient Puget-Théniers, mais ils ne furent rassurés qu’arrivés à Nice, après un rapide voyage en train. Mario connaissait là, un compatriote acquis comme lui aux idées libertaires : Fabricio Tomelini.
Ce dernier, tenait une échoppe de bottier rue Rossetti, au cœur de la Vieille Ville. Il accueillit chaleureusement les fugitifs. Pour ce militant de la lutte clandestine antifasciste, obtenir des faux-papiers ne fut qu’une formalité.
Le couple, officiellement marié, devait s’embarquer une semaine plus tard, à Villefranche, sur le paquebot transatlantique italien « Andrea Doria », à destination de Buenos Aires.
Plus tard, beaucoup plus tard, après la guerre, Flora Giauffret reçu une lettre de sa sœur Léonie, adressée de San Joan de Mendoza. Elle lui apprenait qu’elle était mère de deux enfants, lui demandait des nouvelles de la famille et de Ville plane. Suivait la photo d’une magnifique hacienda.
Malgré elle, Léonie n’avait pas réussi à échapper à son destin de paysanne. Elle était devenue intendante, avec Mario, d’un vaste domaine viticole de plusieurs centaines d’hectares.
D’après «Du Mistral sur le Mercantour» (Editions Sutton),
En vente sur Internet http://www.editions-sutton.com
ou dédicacé, au prix de 21 euros, plus frais d’envoi, en contactant edmondrossi@wanadoo.fr
18:06 Publié dans Découverte du Pays d'Azur, HISTOIRE, Livre, MEMOIRE, ROMAN, TRADITION | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.