22/06/2013
"CONTES ET LÉGENDES DU PAYS D'AZUR", LES MÉSAVENTURES DE SAINT ERIGE
« L’homme n’est rien d’autre que la série de ses actes.» Hegel
Aux Ve et VIe siècles de notre ère, la religion chrétienne s'est installée, bien que dominante elle voit ses grandes figures vivre encore des destins cruels et exemplaires, tel celui de saint Erige ou Ariey quatrième évêque de Gap mort en 604.
A cette époque l’ours pouvait encore vivre en paix, mais toujours sur ses gardes, car les hommes lui reprochaient de varier ses menus végétariens par quelques gigots de moutons... Or, voici qu'en 579, un nouvel évêque fut nommé à Gap, Né à Chalon-sur-Saône, il s'appelait Arigius, fils d'Apocrasius et Sempronia, de noble famille gallo-romaine, et fut baptisé par saint Didier, évêque de la ville, puis de Vienne. Ordonné prêtre par Mgr Syagrius, à Grenoble, il reçut d'abord une paroisse du Trièves, puis vint à Gap. Il trouvait son diocèse en triste état, fort négligé par son prédécesseur, Sagittaire, figure pittoresque, mais peu évangélique.
Aredius, que nous appelons Erige en Provence (Arey à Gap), eut tôt fait de réformer son diocèse, il y fonda même une école, devenue vite célèbre. En 595, il se rendit à Rome, où il se lia avec le Pape saint Grégoire le Grand, qui lui écrivait affectueusement: «De nous deux, l'amitié ne fait qu'un».
Après sa journée laborieuse, notre évêque aimait monter à la chapelle Saint-Mamert, sur la colline Saint-Mens (déformation de Mamert).
Le mercredi saint de l'an 605, en une tiède soirée où le printemps éclatait partout, il passa près de «la fontaine des ânes», où clabaudait un groupe d'horribles êtres tout noirs... des démons à n'en pas douter. Ils se vantaient à qui mieux mieux de pièges tendus aux hommes: «Moi, j'ai fait vendre à faux poids !..» - «Moi, j'ai brouillé trois ménages, aujourd'hui...» - «Vous me faites bien rire», intervint le plus grand et le plus fort d'entre eux, «tel que vous me voyez, j'ai mis notre nouveau Pape en état de péché mortel... Il va donc célébrer demain une messe sacrilège... Qui dit mieux ? »
- « Et tu crois que ça va se passer comme ça ? », cria une voix indignée. C'était Erige qui pénétra dans le cercle démoniaque. «Vous n'y pouvez rien changer», ricana l'autre. - « On va voir ça: je t'ordonne de me porter à Rome !.. « Tous les diablotins de s'esclaffer, mais leur chef releva le défi : «Eh bien, allons-y, montez sur mon dos ! ».
Il n'y avait plus à reculer... Erige se cramponna comme il put aux épaules du démon, qui s'envola aussitôt. Un tableau du XVllle siècle, nous dit J. Vollaire, montrait cette scène fort pittoresque: l'évêque, très digne sur sa monture infernale vêtue (pour les convenances !) d'une chemise noire et de culottes rouges.
Chevauchant un diable pieds et mains griffus et fourchus, tête crépue et cornue, comme il convient à un prince des ténèbres. L’évêque, survole déjà la tour romaine de Briançon, puis passe le Mont-Genèvre en rase-mottes par la nuit close.
Erige entrevoit quelques lumières tremblantes dans l'obscurité, les villes italiennes, sans doute. Mais quel voyage !.. Il y a des trous d'air, le cœur lui manque, son nez gèle à cette altitude, il craint de lâcher prise... cette fois ça y est... non, le démon pique vers un halo doré, qui perce la nuit. «Rome, tout le monde descend... », dit-il narquoisement, et il pose rudement son passager par terre. Reprenant ses esprits, notre évêque prononce alors les exorcismes de rigueur, et le coursier infernal disparaît en ricanant.
Dès l'aube, il pénètre auprès du Pape Sabinien, Pontife très contesté dont le règne fut court. «Mais, je vous croyais à Gap», dit ce dernier, tout étonné. «J'en arrive pour vous, tout exprès... » et Erige de confesser le Pape, de l'absoudre (car le démon s'était un peu vanté), et de se rendre avec lui à la célébration du Jeudi saint. Après quelque séjour dans la Ville Éternelle, il faut bien rentrer. Mais pas question de recourir à un transport aérien, dont l'occasion manquerait d'ailleurs. Notre évêque frète un chariot tiré par deux honnêtes bœufs, sur lequel il entasse tout un bagage: reliques avec certificat d'origine, manuscrits à faire copier dans son école, ornements liturgiques pour ses églises les plus démunies, etc. Lui-même prend l'aiguillon, et l'attelage s'ébranle avec une sage lenteur.
«Chi va piano, va sano... » dit le proverbe: à force de remonter tout plan-plan la péninsule italienne, l'équipage finit par arriver au col du Mont-Genèvre, et Erige calculait déjà en combien d'étapes il serait rendu à Gap, lorsqu'il se fit un grand bruit de broussailles cassées dans la forêt de mélèzes, sur le versant de la montagne. Les bœufs frémirent et s'arrêtèrent net. Un ours énorme, «bien fourré, gros et gras», sortit alors du bois et se dirigea vers le chariot. L'un des bœufs, animal encore jeune, fut tellement terrorisé qu'il échappa au joug et s'enfuit dans la nature. Que faire, maintenant ? Messire Brun semblait s'intéresser au véhicule qu'il vint flairer de près. L'évêque lui dit alors: «Ecoute, tu vas me rendre un service. Par ta faute, je ne puis plus rentrer chez moi. Sois gentil, aide-nous un peu à tirer dans la descente, jusqu'à Briançon». Et, nous dit la chronique, voilà que l'ours vient s'atteler de bonne grâce, avec l'autre bœuf qui consentit à le supporter.
Après Briançon, il offrit de continuer, par des grognements expressifs. Erige prit en amitié son brave compagnon et le nourrit de son mieux. Vous dire le succès qu'eut l'attelage, tout au long de la Durance, serait impossible !.. Et le retour à Gap, donc !.. les gens n'en revenaient pas. On logea Messire Brun dans une dépendance de la maison épiscopale, et il visita la ville, sans omettre de rafler carottes ou gâteaux de miel aux étalages des verdurières. Mais on choyait «l'ours de Monseigneur», et personne ne protesta. Puis, il eut la nostalgie des hautes vallées, des forêts profondes, et il disparut... On le regretta... On l'oublia...
L'an 614, canonisé par la «vox populi», l'évêque Erige mourut. Le deuil fut grand, et l'on prépara de solennelles funérailles. On ressortit le chariot, où le cercueil ouvert fut déposé. Saint Erige y reposait, mitre en tête et crosse en main. Il allait partir pour son dernier voyage, tiré par deux bœufs, lorsque de grands cris s'élevèrent dans la foule: « C’est lui, le revoilà... laissez le passer... ». Et Messire Brun vint se placer à côté de l'attelage. Vite, on lui fit remplacer l'un des bœufs, et il conduisit son ami au cimetière... après quoi, il disparut à nouveau...
L'office de saint Erige avait été fixé au 1er mai. Eh bien! Bonnes gens, croyez le ou non, chaque 1er mai, l'ours entrait dans la cathédrale pour rendre hommage au saint; on finit par réserver une stalle à ce nouveau chanoine. Il repartait ensuite pour la forêt de Boscodon, où il avait élu domicile. On l’avait su, en le suivant à distance respectueuse, car il ne supportait plus aucune familiarité, pour bien marquer son amitié avec le seul saint Erige. Certains l'avaient rencontré dans la forêt, buvant à une fontaine limpide. Et puis, un 1er mai, Messire Brun ne vint pas... on attendit anxieusement l'année suivante... toujours personne... plus jamais, l'ours de saint Erige ne reviendrait.
En Provence, on vous dira que saint Érige, avait fait voile d'Ostie à Nice. Revenant de Rome après avoir été reçu par le Pape, il quitte la côte pour s'enfoncer dans la montagne. Passant par le village aujourd'hui ruiné de Roccasparviéra, près des sources du Paillon, il s'abrite pour la nuit dans la grotte de Serpatière, ouverte sur l'effroyable précipice des gorges de la Vésubie, appelé depuis la Révolution «le Saut des Français», il y étouffe alors de ses mains un serpent énorme: «la Coulobre».
Il cheminait par la vallée de la Tinée, quand il fut assailli par des brigands. Une main puissante l'enleva dans les airs (il y était voué, décidément), et le déposa cinq cents mètres plus haut, sur l'alpage d'Auron, où les gens de la Tinée qui fauchaient les prés, ouvrirent des yeux écarquillés. Une autre version, précise qu’il leur échappa en bondissant à cheval au-dessus des clues profondes de Chalancas. Faisant halte à Auron, il aurait laissé sur un roc l'empreinte des sabots de sa monture. Remis de ses émotions, Erige poursuivit son scabreux voyage vers le Nord. Alors qu’il remontait vers le col de la Cayolle en chariot à bœufs, traversant une épaisse forêt du val d’Entraunes sur un char tiré par deux bœufs, un grand bruit de broussailles cassées se produisit, un ours attaqua l'attelage égorgeant une des bêtes de trait. Sur l'ordre de l'évêque le fauve s'apaisa puis se plaça docilement à côté du bœuf survivant pour traîner le char jusqu'à destination, avant de rejoindre la forêt. Lorsque l'évêque meurt dans sa bonne ville de Gap, l'ours affligé vient suivre le convoi. Puis, aussi longtemps qu'il vécut, quitta chaque année ses fourrés pour assister sagement aux cérémonies de la fête du saint. La population, heureuse de le voir, le gavait alors de friandises.
Les principaux épisodes de la vie du Saint Erige sont représentés dans les fresques du XVème siècle qui décorent la chapelle d ' Auron.
En effet, le culte de saint Erige a dépassé largement les limites de sa cité épiscopale de Gap et les habitants de la Tinée ne furent pas en reste. On éleva, à Auron, une grande chapelle Saint-Érige, au toit de mélèze, et à double abside. Dans l'une d'elles, sous un Christ en Majesté, la vie de notre saint fut peinte en 1451. On ne le voit pas, et c'est bien dommage, chevaucher son coursier infernal, mais Messire Brun tire pieusement le cercueil de son ami. Chaque année, au 1er mai, un pèlerinage montait de Saint Étienne de Tinée à Auron, où la chapelle jouissait de nombreuses indulgences pontificales, accordées sur la demande des «consuls». On peut en déduire que l'influence gapençaise s'étendait jusqu'au petit Auron, devenu maintenant une élégante station de ski. D'ailleurs, nous voyons aussi sur le mur de la chapelle, notre saint et le donateur, ou le peintre, agenouillé: «Dominicus Rapuc». La copie de ces fresques se trouve au musée Masséna de Nice.
D’après «Les Contes et Légendes du Pays d’Azur» (Editions Sutton),
En vente sur Internet http://www.editions-sutton.com
ou dédicacé, au prix de 23 euros, en contactant edmondrossi@wanadoo.fr
10:50 Publié dans Découverte du Pays d'Azur, HISTOIRE, Livre, MEMOIRE, TRADITION | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Mr j'ai lu avec grand plaisir "Les mésaventures de St Erige". Je suis
chargé d'écrire pour l'association de Gap (05) des articles "à titre
tout à fait bénévole" pour notre revue Nle de l'Ordre Nal du Mérite.
J'ai choisi pour ce trimestre d'écrire sur la légende de l'Ours et st Erige. cette revue n'est pas commerciale et exclusivement réservée aux adhérents. Auriez l'amabilité de m'autoriser à télécharger la photo qui figure en tête de votre texte (L'Evêque et les animaux). je ne manquerai pas de signaler votre aimable concours. Avec mes sincères remerciements. je vous prie d'agréer
l'expression de ma très haute considération.
Écrit par : Mammi, Louis | 05/11/2013
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