11/11/2012
"DU MISTRAL SUR LE MERCANTOUR": LE FEU DE LA SAINT JEAN
«L’amour qui meut les soleils et les autres étoiles.»
Dante
Une large flaque de soleil inondait la place de Villeplane, occupée en son centre par les vastes bassins de la fontaine-abreuvoir, autour desquels s’activaient quatre lavandières bavardes, chapeautées de paille, torturant le linge extrait de paniers ronds.
Il fallait parler haut, pour couvrir à la fois le bouillonnement de l’eau jaillissante et les fracas des battoirs, renvoyés en écho par les façades des maisons de la place.
Soudain tout se tut lorsque déboucha à l’angle de la Mairie, un, puis deux, puis tout un cortège de mulets lourdement chargés, conduits par de solides gaillards à peau noire, portant la chéchia rouge des tirailleurs sénégalais.
Avec des ordres brefs, un sous-officier plaça la troupe en colonne pour permettre aux bêtes de s’abreuver, sous l’œil stupéfait des villageoises, dévisagées par les militaires souriant de toutes leurs dents trop blanches.
Très vite, la nouvelle de l’arrivée des soldats au village s’était propagée, au point de prolonger la récréation des élèves de l’Ecole, venus assister curieux au spectacle de cet étonnant remue-ménage.
Prévenu, Payan, le Maire, accueillait déjà le sous-lieutenant et le brigadier encadrant l’escouade, pour leur désigner un terrain, aux abords du village où ils pourraient dresser leur campement.
Avec son toit à pignon, l’auberge des Grassi, située sur la grande place bordant la route nationale, avait fière allure.
De plus, tenu par deux femmes avenantes, la mère veuve d’origine italienne et sa fille Paola, cet hôtel convivial pouvait se flatter d’une table familiale de qualité.
En cette matinée de printemps, Paola préparait en cuisine d’appétissants raviolis lorsque des pas pesants grimpèrent l’escalier, avant qu’une main n’écarte le rideau de lamelles métalliques et qu’une voix mâle n’en couvre le bruissement.
« Madame Grassi, bonjour ! C’est Payan ! » Pénétrant dans la salle du Café, le Maire venait s’enquérir de la possibilité de prendre en pension le sous-lieutenant Hanachi qui l’accompagnait.
Lorsque Paola les rejoignit dans la pièce, en essuyant ses mains enfarinées au tablier de toile bleue, elle excusa l’absence de sa mère, partie au jardin.
Après un bref salut à Payan, vieil habitué des lieux, elle se trouva face à un homme jeune, de haute stature, au teint basané, sanglé dans un uniforme de drap kaki.
Le militaire avait retiré son képi et après s’être légèrement incliné dans sa direction, il murmura quelques paroles de politesse. Le Maire, plus direct, expliqua le but de leur visite.
Oui, une chambre libre au premier étage pouvait accueillir ce nouvel hôte qui séjournerait deux semaines, pour la durée des manœuvres.
Hanachi, mulâtre né à Saint Louis, d’un père noir et d’une blanche postière normande, nommée à la Recette Principale de ce port du Sénégal, découvrait enfin cette France dont il rêvait depuis son enfance. Après sa réussite au Brevet Supérieur, il avait fui les prétentions divergentes d’un père commerçant et d’une mère fonctionnaire, désireux chacun, de projeter sur ce fils unique leurs propres ambitions. Hanachi préféra s’engageait dans les troupes coloniales.
Posant son regard sombre et pénétrant sur Paola, l’officier exprima en peu de mots sa satisfaction, ajoutant que son ordonnance déposerait sous peu sa cantine, dans la chambre réservée.
Courtois, Payan proposa un rafraîchissement au militaire, Paola se glissa alors derrière le comptoir et sortit deux verres qu’elle remplit. Si le Maire avait choisi un panaché, Hanachi se limita à une limonade, refusant la bière porteuse d’alcool.
La cuisine résonnait des accents de « Sombreros et Mantilles » chantés à tue-tête à la radio par Rina Kéty. Sans doute encouragés par les échos de la chanteuse, les oiseaux voletant dans la treille de la terrasse redoublèrent leurs piaillements.
Cette année là, profitant des tous nouveaux congés payés, Antoine Grassi, sa femme Céline et leur fils, «montés » de Nice, avec leur première voiture un «trèfle » Citroën, séjournaient à l’auberge familiale. Alors qu’Antoine, habile mécanicien, réparait une faucheuse, Céline aidait sa belle sœur au restaurant.
Célibataire, Paola entretenait une complicité admirative pour Céline, déjà mère de Claude, un garçonnet de sept ans. Qualifiée de «fleur bleue » par cette sorte de grande sœur, Paola cultivait encore la candeur naïve d’un cœur pur, entretenue par les rêves alimentés dans la lecture régulière des récits romanesques de «Marie Claire», l’hebdomadaire féminin à la mode.
C’est en remontant de la cave que Céline, chargée d’un panier de bouteilles, croisa les deux hommes sortant du Café.
Payan tint à présenter la jeune femme, en ajoutant flatteur que son service s’égayait toujours d’un charmant sourire.
Hanachi, troublé par ces yeux bleus rieurs qui le détaillaient avec assurance, bredouilla quelques compliments. Il pivota, le temps de voir disparaître, dans l’entre bâillement du rideau de l’entrée, deux fins mollets et une croupe bien dessinée.
Céline, toujours rayonnante, gracieuse et magique était devenue une serveuse peu ordinaire, d’un restaurant qui ne l’était pas moins. Par sa façon de prendre le meilleur soin des clients dont une bande de vieux ronchons très inquiets sur leur vitalité sexuelle, elle était devenue la star de l’établissement.
Paola, jolie brunette timide et rougissante, fuyait les propos galants comme les allusions directes que ne manquait pas de lui adresser la clientèle essentiellement masculine du Café.
Mais au-delà des sourires lui permettant d’esquiver ces velléités, sa mère se préoccupait de la voir toujours célibataire. Elle avait même organisé une rencontre avec un garagiste communiste, qui s’était révélé mener une vie fantasque, faite de passades frivoles. Il sera à l’origine de sa prise de conscience politique.
Les rodomontades de Mussolini, périodiquement transmises par la radio, réclamaient au nom de l’irrédentisme, un espace vital pour la prolifique Italie, avec des visées précises sur Nice, la Savoie, la Corse et la Tunisie !
Chaque fois, ces prétentions déchaînaient la colère de la mère Grassi dont le mari tailleur de pierre avait fui la misère au début du siècle, pour s’installer dans sa nouvelle patrie.
Elle prétendait qu’il avait trouvé là, du travail, du pain et la dignité pour lui et sa famille.
Ces menaces verbales, jointes à celles toutes aussi violentes, éructées par Hitler inquiétaient une opinion publique avant tout pacifique. Les manœuvres militaires, engagées sur les confins des Alpes, ne rassuraient qu’à demi, chacun espérant qu’elles suffiraient à dissuader les intentions belliqueuses de nos voisins.
Ainsi, durant deux semaines, les tirailleurs sénégalais opéraient à marches forcées, vers les cols de montagne, pour y dégager les chemins d’accès et en fortifier la défense.
Hanachi apparaissait épisodiquement à Villeplane où était installé le camp de base.
Un soir, au retour d’une tournée d’inspection, l’officier apparut à l’auberge avec un magnifique et odorant bouquet de narcisses, cueillis aux abords des alpages. Ces fleurs étaient destinées à Céline dont la piquante beauté avait enflammé le cœur d’Hanachi. Hélas, la belle était absente. Déçu, il remit le bouquet à la mère Grassi, en précisant soudain qu’il l’avait fait cueillir à l’intention de Paola, pour décorer les tables du restaurant…La vieille dame, comme éclairée, esquissa un sourire complice, ajoutant : « Ma fille n’est pas habituée à recevoir des fleurs, votre intention va la toucher ».
Revenu dans la salle du Café, à l’heure de l’apéritif, en compagnie d’autres hommes du village, Hanachi fut l’objet d’un long regard significatif de Paola. Puis, s’inclinant pour le servir à table, elle lui murmura à l’oreille un mot de remerciement. Surpris par cette méprise, le militaire considéra alors la jeune femme d’un œil différent. Il l’observa tout au long du service, penchant vers lui son décolleté troublant, virevoltant plus gracieuse que jamais, alors qu’elle se glissait au milieu des tables dépourvues de fleurs.
Ce soir point de Céline, descendue avec les siens jusqu’au Bourguet.
Un rien grisé, Hanachi traîna à table, réclama le journal, jusqu’à se trouver enfin seul en tête-à-tête avec Paola.
S’asseyant à l’envers sur une chaise voisine, les cuisses entrouvertes, elle croisa ses bras blancs sur le dossier, y posant son menton, elle fixa Hanachi dans cette position d’attente interrogative.
Ses longs cheveux noirs se mêlaient au torchon qu’elle conservait dans une main, comme une preuve de soumission, elle exprimait ainsi la raison de sa présence, face à cet inconnu qui la troublait. Elle se souvint tout à coup de l’appréciation sans détour de Céline : « Il est bel homme notre Hanachi, si j’étais toi… ». C’est elle qui rompit le silence : « Où avez-vous trouvé ces narcisses ? C’est rare… »
Hanachi expliqua, évoqua le parfum enivrant des fleurs si différentes de son pays, il compara leur éphémère beauté à celle des femmes, puis sa voix se fit caressante, alors qu’il effleurait du bout des doigts l’épaule dénudée de Paola.
Captivée, la jeune femme sentait monter en elle une sensation inconnue, sorte de vague envahissant son être, mêlant à la fois chaleur et frissons. Puis elle se dénoua, lui tendit la main qu’il portait déjà à ses lèvres, sans qu’elle lui résiste.
Brusquement, quelques coups frappés à la porte interrompirent ce galant tête-à-tête. Le petit Claude fit irruption sautillant et joyeux, précédant ses parents. Peu soucieux de rompre le charme, l’enfant commentait déjà les divers événements de sa soirée.
Paola, debout, tourna son visage vers Hanachi avec un regard chargé de regrets, souligné par un haussement caractéristique des sourcils.
Nous étions parvenus à la fin des manœuvres et le dimanche suivant, à l’occasion de la Saint Jean, un important méchoui réunissait la troupe et les notables du village. L’occasion de « rendre un hommage appuyé, à l’hospitalité fraternelle, témoignée par la population de Villeplane à nos fils d’Outre-mer ». C’est ainsi que le sous-lieutenant acheva son propos de bienvenue, en présence du Maire, entouré du conseil municipal, du Curé, de l’Instituteur et de quelques privilégiés, parmi lesquels figuraient, coquettes, Céline et Paola.
Au-dessus de tranchées remplies de braises, six moutons rôtissaient, objets des soins attentifs d’un nombre égal de grands diables habillés de blanc, s’activant à tourner et humecter la chair ruisselante et dorée, fixée sur de solides broches.
La chaleur dégagée par le rougeoiement des braises, combinée à celle du soleil de cette claire matinée, encourageait les tournées répétées d’apéritif offert par la municipalité. Si la discipline militaire et le Coran interdisaient l’usage de l’alcool, il n’en était pas de même pour les gens du lieu portés sur les boissons anisées !
Légères et court vêtues dans leurs robes de rayonne aux couleurs vives, Céline et Paola, entourées de l’attention particulière d’Hanachi, furent servies les premières, des meilleurs morceaux.
Fasciné par autant de beauté féminine, Moussa l’ordonnance de l’officier, d’un geste maladroit heurta le verre de Céline, le renversant sur sa robe. Hanachi furieux lui intima l’ordre de s’excuser et comme l’autre souriait hébété, il le cravacha violemment avec sa badine. Surprises par la sévérité du traitement infligé, les deux femmes tentèrent d’amoindrir l’incident, provoquant une vive réplique d’Hanachi. Selon le règlement militaire : « la discipline constituant la force principale des armées, il importait que tout supérieur obtienne la soumission entière, totale et instantanée, de son subalterne ».
Dans la confusion qui suivit, Céline et Paola partirent d’un éclat de rire dévastateur qui suscita la curiosité générale. Le Maire se rapprocha de leur groupe, rappelant qu’il comptait sur tous, pour venir assister le soir même au feu de la Saint Jean.
Promesse fut faite et rendez-vous pris, pour assister à la fête du solstice d’été. Traditionnellement, depuis toujours, à l’occasion de la nuit la plus courte de l’année, il fallait écarter les forces obscures, en prolongeant la lumière par le biais des flammes.
Dans la soirée, Paola qui ne savait pas se maquiller, suivit les conseils avisés de Céline. Du visage au bout des ongles, dans ses mains expertes, rien ne fut négligé et surtout pas le parfum !
Sa belle sœur, blonde élancée, savait jouer les élégantes libérées. Son apprentissage dans un atelier de couture l’avait conduite un temps, à présenter les collections sur la Côte. De sa carrière prometteuse, prématurément interrompue par un Antoine jaloux, elle avait conservé un charme conquérant, propre à franchir les limites d’un milieu ouvrier où l’avait condamné sa naissance.
Critique et toujours vêtue de noir, la mère Grassi l’avait définie comme une »petite bourgeoise », sans pour autant parvenir à décourager son fils, éperdument amoureux de celle qu’il appelait sa reine. Son oisiveté, mieux acceptée par l’entourage familial à la naissance de Claude, donnait lieu à des commentaires acides, depuis qu’elle conduisait leur voiture.
Paola, souvent invitée à Nice par le couple, se laissait parfois entraîner par les fantaisies de sa belle sœur. Les deux femmes inscrites à « Ski Montagne » découvraient le ski à Valberg, fréquentaient les salles de cinéma niçoises de l’Esplanade, de l'Odéon et du Politéama. Cette conduite de femmes à la page, affranchies d’un monde rural étroit et borné, ne pouvait que séduire Paola, élevée au lait d’une tendresse maternelle d’une autre culture et d’un autre âge.
L’après-midi le Mistral se leva soufflant en fortes rafales, il fut même question d’annuler le feu. Le bûcher édifié sur un terre-plein extérieur au village, devait éviter tout risque d’incendie. Villeplane avec ses toits de bardeaux, avait déjà connu un sinistre mémorable, propre à inciter à la prudence. Le vent ne s’apaisa que la nuit venue, pour aboutir enfin au calme plat, propice au déroulement des festivités.
Tout le village était réuni autour du bûcher lorsqu’on alluma les fagots de genêt sec qui s’enflammèrent très haut en crépitant.
Le grand cercle des spectateurs éclairés par les flammes dansantes, apparut soudain, poussant loin derrière l’obscurité de la nuit.
Comme à l’accoutumée, les jeunes débutèrent une joyeuse farandole, rythmée par les accords de l’accordéon d’Emile Pons et de la clarinette de Maximin Barret. Bientôt tous dansèrent entraînant les plus réservés dans une folle sarabande. Le bûcher étant bientôt réduit à un amas de braises, les jeunes gens s’élancèrent au-dessus du foyer, invitant les filles plus timorées à en faire autant. Il était admis que ces sauts rituels devaient apporter une année de bonheur et pour les célibataires un mariage prochain, si l’on bondissait avec sa promise.
La musique n’avait pas faibli, les reprises de la clarinette, soulignées par les sonorités allègres de l’accordéon, mêlées aux chansons et aux rires, couvraient le brouhaha de la foule.
Déjà les couples se formaient pour un bal improvisé. Paola avait retrouvé Norbert Ginésy, connu sur les bancs de l’école, soupirant obstiné et silencieux qui ne la lâchait plus après lui avoir pris la main pour la farandole. Heureux de cette aubaine, bien que piètre danseur, il enchaînait les paso-dobles et les javas en se dandinant, avant de chalouper sur la série des tangos.
Céline, encadrée par Antoine et Hanachi, s’offrait tour à tour aux bras des deux hommes.
Antoine, endimanché pour la circonstance, portait une courte veste, casquette et foulard de soie rouge noué autour du cou. Très à l’aise dans cette assemblée faite de visages connus, il abandonnait finalement la danse, pour converser, à l’occasion de sympathiques retrouvailles.
Hanachi dont les yeux sombres reflétaient les lueurs des flammes, paraissait encore plus grand.
Céline sensible au charme indéfinissable de l’officier où se mêlaient l’attrait physique, le prestige de l’uniforme et la prévenance, batifolait sans retenue en sa compagnie.
A l’occasion d’une pause au bord de la piste du bal, elle s’abandonna, captivée, aux paroles caressantes et aux manières enveloppantes du militaire.
Il lui avait pris le bras et elle marchait à ses côtés lorsqu’il l’entraîna à l’écart de la foule, dans cette première nuit lumineuse de l‘été.
Ils levèrent les yeux vers le firmament où brillait la lune. Céline lui nommait les étoiles et les principales constellations, bien différentes de celles du ciel africain où scintille la croix du sud.
Lorsqu’ils baissèrent leurs regards, ceux-ci se croisèrent, se pénétrèrent. Elle ne lui laissa pas reprendre le fil de son propos, d’un fougueux baiser elle lui ferma la bouche. Dans la nuit complice, un même élan d’amour réunissait ces deux êtres, aux destinées si différentes. Les échos lointains de la fête ne leur parvenaient plus que comme les signes d’un monde qui leur était désormais étranger. La nuit de la Saint Jean est toujours trop courte et celle-ci le fut plus que d’autres. Ils se séparèrent dans une ultime étreinte, avant de rejoindre par des chemins détournés et séparément, les quelques irréductibles, encore accrochés aux tréteaux de la buvette.
Des femmes ramassaient avec précaution, dans leurs mouchoirs, des poignées de cendre chaude dotée de pouvoirs surnaturels, propres entre autres, à écarter les maléfices pour l’année à venir. Il s’avérera que leurs vertus seront plus que jamais utiles, face aux menaces d’une nouvelle guerre !
Céline justifia son absence, en prétextant être allée veiller au sommeil de son fils. Pas dupe, Paola qui avait remarqué le manège, ajouta bonne fille : « Et puis il a fallu rapporter des verres et des bouteilles ». Antoine se laissa facilement convaincre par cet alibi, incapable d’imaginer autre chose.
Les amants se retrouvèrent au matin, dans l’escalier conduisant aux chambres de l’auberge, pour échanger un baiser d’adieu passionné et la folle promesse de se revoir. Ils se séparèrent ensuite de manière plus conventionnelle, en présence de Paola et de sa mère. Jusqu’au départ d’Hanachi, Céline conserva dans sa main crispée, enfouie au fond de la poche de sa blouse, un morceau de papier plié, sur lequel était notée l’adresse de celui qui avait bouleversé sa vie.
Lorsque le couple Grassi rejoignit son appartement niçois sur la rive gauche du Paillon, la vie reprit son cours. Antoine, délaissé, regagna son atelier, rentrant chaque soir avec cette odeur tenace de sueur et de cambouis. Répétitives, les journées de Céline se découpaient en quatre, avec les entrées et sorties de classe de Claude qu’elle accompagnait à l’école de la place Risso. Cette monotonie enfermait son quotidien vide et sans attrait.
Le couple cohabitait, continuant de fréquenter chaque semaine, par habitude, le cinéma de l’Esplanade et de s’évader, parfois le dimanche, au bord de la mer, pour pêcher et se baigner sur les rochers du Cap Ferrat ou de la Garoupe.
Céline n’avait plus goût à rien, si elle offrait souvent une glace à Claude, au kiosque de la place Risso, désormais elle se privait de ce savoureux plaisir.
Neurasthénique, envahie par une grande lassitude, elle avoua un soir à Antoine qu’elle souhaitait retravailler comme couturière. Quant à Claude, la voisine l’accompagnerait avec ses enfants. Antoine, lui qui trimait, ne comprenait pas que sa femme fut incapable de profiter, du rare privilège, d’être dégagée de cette servitude.
Le projet déboucha sur de la confection à domicile, après l’achat d’une machine à coudre.
Chaque semaine, Céline était sûre d’avoir des nouvelles d’Hanachi, en se présentant le mercredi après-midi, au bureau de Poste de la place Garibaldi. Là, en poste restante, elle retirait les enveloppes bleues doublées que lui remettait l’employée avec un regard réprobateur appuyé.
Sitôt sortie sous les arcades, elle ne résistait pas impatiente, à la lecture des longues lettres passionnées, expédiées en franchise militaire, depuis la caserne de Fréjus.
L’officier poursuivait là une existence morose, consacrée à la formation de nouvelles recrues venues des colonies. Le mess et les sorties dans cette petite ville de garnison, semblable aux autres, n’avaient rien d’exaltant.
Il fut convenu qu’il viendrait à Nice à l’occasion de sa prochaine permission. « Enfin, je pourrai à nouveau te serrer dans mes bras. Toi, ta bouche, ton corps, tu me manques tant… »
Lorsqu’ils se retrouvèrent face à face, à la sortie de la Gare, lui botté, assuré et radieux, elle rougissante, émue, une larme au coin de l’œil, sous la voilette d’un curieux petit chapeau de paille noire à fleur rouge, ils surent que la vie avait encore un sens.
Dans l’étroite chambre de l’hôtel de la Marine, rue Ségurane, le dessin du papier de la tapisserie représentait des angelots roses qui assistèrent complices, aux ébats amoureux du couple, réuni pour un temps.
Une semaine durant, Céline découvrait cet homme inconnu, sa délicatesse caressante, mais aussi sa fougue passionnée. La volupté, l’ardeur et l’intensité de leurs rapports transportaient chaque fois la jeune femme, dans une extase de jouissance exceptionnelle. Le plaisir renouvelé, l’entraînait dans une ivresse, un vertige où elle plongeait dans un abîme d’inconscience. Elle sortait de là chavirée, impudique, oublieuse de ses devoirs et de sa condition de femme mariée.
Le soir venu, c’est lui qui la poussait dehors, vers cet appartement modeste, cadre d’une pauvre vie, creuse, pourtant partagée avec deux êtres qui l’aimaient, Antoine et son fils Claude.
Les mois passaient sans que Céline ne se résolve à les quitter.
La liaison se poursuivit avec des rencontres toujours aussi passionnées. Elles s’opéraient chaque mois, au rythme des permissions d’un Hanachi, lui aussi follement amoureux.
Soudain tout va basculer, éclate la guerre un temps repoussée. Antoine, mobilisé au «Train des équipages », se prépare à «mourir pour Dantzig », en rejoignant les troupes cantonnées en Champagne. Fuyant Nice, après l’offensive italienne, Céline, vaillante, au volant de sa petite voiture surchargée, partira avec Claude, chez des cousins à Salon, en suivant d’interminables colonnes de réfugiés.
Hanachi, à la tête de ses tirailleurs sénégalais, repousse avec gloire les attaques des chemises noires, dans la vallée de la Roya. Moussa tombera sous les balles ennemies, en portant fièrement en trophée, un collier d’oreilles coupées aux assaillants fascistes égorgés !
Après l’Armistice, Hanachi s’embarquera pour rejoindre l’Algérie, puis les forces françaises libres.
Céline, de retour à Nice, espacera ses palpitantes visites à la poste restante, avant de réaliser que tout était fini.
Solitaire, avec son seul fils, elle patientera de longs mois, pour revoir Antoine, démobilisé au sortir de l’Hôpital. Une aussi longue et cruelle absence, rapprocha à tout jamais les cœurs de ces deux êtres, séparés un temps, par la magie envoûtante d’une nuit de la Saint Jean.
D’après «Du Mistral sur le Mercantour» (Editions Sutton),
En vente sur Internet http://www.editions-sutton.com
ou dédicacé, au prix de 21 euros, plus frais d’envoi, en contactant edmondrossi@wanadoo.fr
17:58 Publié dans Livre, Loisirs, MEMOIRE, TRADITION | Lien permanent | Commentaires (0)
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