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30/11/2006

LORSQUE LES LOUPS SEMAIENT LA TERREUR

  LE VIELLEUX DE SAINT DALMAS

Au village, la descente des moutons de l'alpage annonçait le départ des hommes valides; bientôt la première neige de la Saint-Michel blanchirait les sommets de Gialorgue, tirant un trait définitif sur l’été.

 J'allai rendre visite à mes compagnons de voyage. Je trouvai César tout attendri, qui me dit, caressant Ninette sa fidèle marmotte; « Tu sais, Étienne, ça fait treize ans cette année que nous partons ensemble pour courir l'Europe et je ne m'habitue pas encore à quitter tout ça ». Sébastien astiquait sa lanterne magique, écartant les enfants toujours intrigués par cette étrange mécanique. Ce soir, nous donnerions une représentation en signe d'adieu à tous les parents et amis du village et au lever du jour nous serions dans le vallon de Sestrières, plein nord pour rejoindre Barcelonnette notre première étape.

 A six heures tapantes, dans la grande cuisine éclairée par les flammes de la cheminée, petits et grands, impatients, attendaient le spectacle que nous présenterions cette année encore, de la Bourgogne à la Flandre, de Bruges à Hanovre ou Copenhague, avant d'amorcer le retour à la fin de l'hiver. Tout commençait avec un air de vielle; par de brèves rotations du poignet, j'attaquai le célèbre « Sauta Ninetta » que chacun reprit en chœur :

 Sauta Ninetta sos la riba dau prat

Diga, Ninetta, ti voles maridar ?

Oh oui ma maïre me voli maridar

 Voli prendre un ome que sache travalhar

 Foire la vinha e vendre de tabac. »

 (Saute Ninette sur la rive du pré

Dis-moi, Ninette, veux-tu te marier ?

Oh oui ma mère je veux me marier

Je veux prendre un homme qui sache travailler

Labourer la vigne et vendre du tabac.)

 Les chanterelles, en notes aiguës, jouaient la mélodie, soulignées par l'accent grave des bourdons. Les vieux tapaient des mains, encourageant mes virevoltes, bientôt les plus jeunes se levèrent pour esquisser quelques entrechats, imités par les enfants. Lorsque s'acheva le dernier couplet, César s'avança avec Ninette sautillant sur ses pattes arrière, tournant sur elle-même comme une gourgandine. Le numéro était au point, et bien que connu de tous, il déclenchait immanquablement rires et plaisanteries. Ninette habillée comme une dame, terminait en soulevant sa robe par une révérence gauche avant de rouler sur le sol sous les applaudissements. Grimpant lestement sur l'épaule de César baissé vers elle, Ninette toute excitée frappait ses petites pattes en couinant de joie.

 Alors entrait en scène Sébastien, annonçant d'une voix de stentor: « Et maintenant, bonnes gens, nous allons vous entraîner à la découverte des extraordi­naires mirages de la lumière! » Je changeais de registre pour un air à la sonorité orientale « la mouquera », pendant que Sébastien, installé devant le mur, allumait sa lampe magique. Bientôt des ombres fantastiques se détachèrent sur la blancheur de l'écran: La chèvre et le loup. La pauvre cabrette, occupée à paître, ne se doutait pas du danger qui la guettait. Sa barbichette au vent, les cornes bien dressée, elle flairait pourtant la présence de l'impor­tun. Commence alors un dialogue où elle essaie de séduire le loup, les péripéties ponctuées par les voix successives de Sébastien et les mouvements d'humeur du public s'achevant rituellement par la fin tragique de la malheureuse cabrette dévorée par le loup. Second tableau: Maître Goupil visite le poulailler du brave Gilecou, les volailles effrayées poussent des cris d'orfraie et se débattent sous les dents du renard. Le réalisme est tel que chacun y va de son commen­taire, rappelant les méfaits dont il a été témoin ou victime. La dernière scène débute aux accents connus du « fantôme du pèlerin ». Terrible histoire que celle de ce pèlerin parti pour le Sanctuaire de Saint-Ours à Meyronnes, obligé de coucher dans une grange de Bousiéyas où il sera détroussé et égorgé par ses hôtes. Le fantôme du malheureux voyageur poursuivra sa vengeance posthume en obligeant ses assassins à quitter la ferme à jamais hantée par son ombre. Les cris des femmes et les rires des hommes viennent en contrepoint aux lugubres commentaires de Sébastien rythmés par les notes de la vielle. Lorsque se rallument les « lanternins », les spectateurs, encore sous le charme, frissonnent au souvenir des dernières images. Marion sort alors, pour les hommes, la bouteille de génépi et les petits verres, dissipant ainsi les funestes présages.

Au petit matin, alors que la fraîcheur de la nuit ne s'est pas dissipée, les parents et les amis nous accompagnent jusqu'à la chapelle Saint-Sébastien au-dessus du village. Puis, après les ultimes effusions, chacun reprend sa route, nous vers l'aventure, eux vers l'engourdissement de l'hiver qui saisit déjà les maisons blotties au fond de la vallée, sous un voile de fumée bleue. Quelques pas de plus et le dernier tournant du sentier efface pour plusieurs mois l'image de notre cher Saint-Dalmas le Selvage. Après avoir passé le col de la Moutière, nous avançons dans un paysage sauvage et désolé, qui n'est ni la France ni les États de Savoie mais le royaume silencieux des chamois et des marmottes. Le soir nous couchons, après une rude étape, au-dessus de Barcelonnette, dans la grange hospitalière d'Auguste Pons, un lointain cousin de César. Ce n'est qu'à partir du lendemain que commencera notre errance.

 Par petites étapes émaillées de découvertes et de surprises bonnes ou mauvaises, recette ou vol, temps doux ou tempête de neige, nous remonterions comme chaque année vers Gap et Grenoble, puis de là vers la Bresse, la Franche-Comté et l'Alsace. Rencontrant les colporteurs, nos frères de misère, nous irions vers les grosses fermes aux cheminées accueillantes, les places des bourgs prospères, distraire petits et grands pendant de longues semaines. Une assiette de soupe chaude et de la paille pour dormir tel serait notre lot habituel. Quelquefois un bourgeois bien sympathique au teint rose et au ventre rond nous offrirait l'hospitalité le temps d'un baptême ou d'un mariage. Il arrivait que certains notables nous recommandent à des connaissances. Ainsi la chaîne de l'amitié franchissait les frontières vers le Nord, où l'argent facile né du négoce, nous entraînait à la recherche de quelques miettes. Le succès poussa un jour mon oncle avec sa vielle jusqu'à la cour d'Angleterre. A la suite d'un article élogieux vantant ses mérites dans le « Morning Post », le roi voulut l'accueillir. Georges III riait comme un benêt aux facéties de la marmotte. Pour le remercier il lui donna une bourse bien remplie qui le dédommagea amplement d'un aussi long voyage. Mon père, lui avait eu un privilège semblable, celui d'être reçu à Gand par Louis XVIII exilé au moment des Cent­-Jours. Le concert des vielleux de Saint Dalmas avait redonné le sourire au monarque tracassé et abattu par le retour de l'Empereur. Là encore leur peine avait été largement récompensée de pièces d'or.

Aujourd'hui, dans l'Europe apaisée, nous poursuivions cette mission ancestrale de musiciens ambulants et d'amuseurs publics, nous égarant à Hanovre, Hambourg et même plus loin jusqu'au Danemark où nos petits spectacles faisaient merveille. De longs mois d'hiver dans les chemins boueux, la neige et le froid pour gagner notre pain. Je comprenais ceux du village qui avaient abandonné la route pour vendre bois et charbon à Lyon où l'un des nôtres s'était installé.

L 'hiver se passa sans histoire, sauf un incident sur le retour: Ninette en dépit du « bastounet », la baguette destinée à la faire sauter, refusait de faire ses tours. César avait beau essayer noix et noisettes, les friandises qui d'habitude la stimulaient, rien n'y faisait. Fatiguée, la pauvre bête s'endormit un soir pour ne plus se réveiller. La perte était irréparable pour notre petit groupe. César demanda l'aumône, nous l'aidions de notre mieux. Déjà, après la période joyeuse de Pâques, l'air s'adoucissait annonçant le dégel et le retour du printemps. Nous avions entamé la remontée des Alpes et bientôt nous serions chez nous après six mois d'errance. A Saint-Bonnet, nous avions retrouvé des parents et amis qui prenaient eux aussi le chemin de notre village, chacun échangeant ses impressions, donnant des nouvelles des uns et des autres. En effet certains relais connus de tous servaient de gîte d'étape, permettant aux informations de circuler d'un voyageur à l'autre, beaucoup mieux que par la poste. Au village l'hiver avait été particulièrement rude, et d'abondantes couches de neige couvraient encore toute la région, selon un marchand ambulant piémontais originaire de Coni. Malgré cela, nous décidâmes d'effectuer notre retour par l'itiné­raire suivi à l'aller. A Barcelonnette, Auguste Pons nous indiqua que le col était franchissable sur la neige gelée, d'après un paysan de Bayasse descendu la veille pour voir le notaire.

Le dégel obligeait à régler ce que l'hiver n'avait pas permis et en particulier les successions causées par la mort d'un proche. Souvent les chers disparus n'avaient pu être enterrés tant le sol était gelé ou recouvert d'une épaisse couche de neige. La vie reprenait ses droits, on descendait alors le cercueil placé sous le toit dans le « poli », cette aire intérieure où le mort se momifiait dans l'air sec et glacé de l'hiver.

Du hameau du Pra on transportait le cercueil jusqu'à Salnt-Étienne-de-Tinée, pour y effectuer un enterrement digne du défunt. Mais le passage de Mallemort, avec ses avalanches, obligeait à plusieurs pauses pour permettre aux porteurs d'atteindre leur but. Aussi, depuis quelques années on avait recours à la chaux vive pour détruire la dépouille des malheu­reux décédés en hiver.

Je remuais ces pensées dans ma tête pendant qu' Auguste et Marie précisaient la chronique des morts et des naissances qui s'étaient échelonnées durant notre absence. J'avais offert une croix en vermeil rehaussée d'une boule d'ambre à leur fille cadette Victorine pour les remercier de leur hospitalité fidèle et chaleureuse. Cet étrange bijoux venait de Copenhague où je l'avais acquis d'un marin ému par mes ritournelles... Venait-il de plus loin et de quel port de la Baltique ? Nous ne le saurions jamais, il m'avait dit en me le donnant: « Porte-bonheur, de la chance pour toi! »

Le lendemain, le ciel était clair et l'air tiède, Auguste nous demanda tout de même de rester, prétextant que le comportement des animaux ne lui disait rien de bon: « La tempête est en route et ils la sentent. » Le chien grattait, les moutons s'énervaient en bêlant à tue-tête, même le mulet d'habitude si paisible tirait sur sa chaîne en refusant sa nourriture. Deux heures plus tard, devant le ciel serein et le calme apparent de l'atmosphère, César et Sébastien m'invitèrent à partir. Si nous passions le col avant la nuit ce serait gagné, nous serions le soir chez nous au village, plus une minute à perdre, nous n'avions que trop tardé. Après avoir salué Pons et sa petite famille, nous rejoignîmes Enchastrayes, le col de Fours et Bayasse. En début d'après-midi nous remontions le vallon de la Moutière quand le ciel se boucha, cachant les sommets dans une ouate épaisse de nuages bas, bientôt la neige commença à tomber drue et lourde. Mes compagnons et moi-même avancions à tour de rôle en tête pour faire la trace. Le poids de nos bagages ne facilitait pas la marche. La crête du col s'estompait dans les tourbillons de neige et il fallait toute notre connaissance du passage pour l'atteindre sans encombre. Glissant dans la neige épaisse, aveuglés par les rafales, nous décidâmes de nous abriter sous un rocher. Mais la densité des flocons était telle qu'il nous fallut poursuivre pour éviter d'être bloqués par 1a couches de neige.

La descente du col s'avéra pénible, le mauvais temps venait du bas et nous fûmes assaillis par une véritable tourmente. Attachés l'un à l'autre par une corde pour ne pas se perdre, nous progressions en chantant pour nous donner du cœur. Par deux fois, César glissa dans la pente, perdant son sac qui roula enfin définitivement dans le vallon du Sagnas. Sébastien commençait à avoir l'onglée. Aveuglé, je suivais la pente, buttant dans des monticules de neige. La clarté du jour s'amenuisait très vite. Mon espoir: atteindre la première grange de Sestrières où nous pourrions nous abriter. Elle apparut enfin dans le lointain avec ses rondins de bois imbriqués, aux trois quarts couverte par l'épaisseur du manteau blanc. Il fallut creuser pour dégager une ouverture et pouvoir pénétrer dans ce refuge providentiel. César, les pieds gelés ne pouvait plus avancer. Sébastien entreprit de le frictionner avec de l'eau-de-vie.

La situation devenait critique. A deux nous ne pouvions transporter César.

Sébastien resterait près de lui pendant que j'irai chercher du secours au village.

Je partis dans la tourmente qui semblait ne pas devoir se calmer. Bientôt les premiers arbres de la forêt commencèrent à me protéger des violences du vent. J'avançais comme un somnambule dans l'épais­seur du bois, cherchant le passage qui me permettrait d'éviter les rochers du vallon. Mes forces déclinaient, je fus gagné par une douce torpeur qui m'incita soudain à m'arrêter. Je m'assis contre le tronc d'un sapin, je fermai les paupières, voyant défiler les images de paysages ensoleillés où apparaissait Félicie les cheveux dénoués dans une prairie fleurie... J'ouvris les yeux, on m'observait.

Un regard gris métallique, celui d'un loup attentif, était posé sur moi, le museau pointé flairant déjà la proie possible. Honteux de ma défaillance, je me redressai et me mis à crier, la bête surprise recula. Sortant alors ma vielle je me mis à jouer frénétiquement. L 'animal peu sensible à la musique baissa les oreilles et fit demi-tour. Fort de l'effet produit, je continuai de tourner la manivelle avec acharnement en dépit de mes doigts gourds. Ces airs me donnèrent du cœur et de l'espoir, je repris avec courage le chemin du village. Quand j'arrivai enfin à Saint Dalmas, titubant de fatigue, tout le monde comprit très vite la nature du drame que j'avais vécu. Mais la nuit et le mauvais temps rendaient impossible la remontée des hommes vers Sestrières dans la neige fraîche et profonde.

Au matin le ciel bleu et le soleil revenus, la colonne quitta le pays refusant mon concours. Soignant mes doigts gelés, j'attendis donc avec impatience le retour de mes amis au coin du feu, en évoquant auprès des femmes et des vieux, ce qu'avaient été nos mois de voyage. Dans la soirée, Hippolyte le fils de César qui guettait au bout du village, pénétra en trombe annon­çant : « Ils reviennent, ils reviennent! » En effet ils revenaient portant sur leurs épaules deux brancards faits de branchages sur lesquels reposaient les corps de mes compagnons de voyage, morts de froid là-haut dans la tourmente, à deux heures de marche du village, avant d’être à moitié dévorés par les loups.

Le bel été qui suivit fut bien morne, je portais en moi le deuil de ces fidèles amis, me reprochant à jamais de les avoir quittés. A la Saint-Michel, je décidai de m'employer à Lyon, comme livreur de bois et charbon chez un parent éloigné, refusant pour toujours la perspective d'un nouveau voyage vers le Septentrion. L'année suivante j'épousai Félicie dans l'église de Saint Dalmas... La cérémonie fut célébrée avec l'aubade de 17 vielleux. Nous eûmes deux garçons: César et Sébastien.

Une fois passant par Barcelonnette j'appris que Victorine Pons s'était placée à Nice chez une princesse russe. A la mort de sa maîtresse elle hérita d'une vaste propriété sur la Côte. La petite croix ambrée avait attiré l’œil de la vieille dame. En effet elle portait un bijoux similaire, création originale d'un orfèvre juif de Saint-Pétersbourg.

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09:00 Publié dans MEMOIRE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : HISTOIRE

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