15/12/2015
LE TRÉSOR DE LA MAURE
Chaque matin, la petite Margarita quittait le village de Saint Jeannet lorsque le chant du coq réveillait ses habitants, le clocher frappant les six coups de l'aurore.
Blondinette au visage clair parsemé de taches de rousseur, elle poussait devant elle son troupeau de vingt sept moutons et douze chèvres, encadré par Lilou actif et aboyeur. D'une main elle tenait son bâton et de l'autre, dans un torchon noué, une tranche de pain noir et quelques figues sèches pour attendre la soupe du soir.
A douze ans, Margarita était l'aînée des quatre enfants de la famille Trastour.
Elle vivait avec ses frères et sœurs chez son oncle et sa tante Raymond et Marie Bérenger, depuis qu'une mauvaise fièvre avait emporté son père et sa mère.
En ce jeudi matin du printemps 973, Margarita conduisait paître ses bêtes jusqu'à la bastide du Suy Blanc, située sur la colline dominant le Var, pour n ' en revenir le soir qu'à la nuit tombée.
La fillette connaissait toutes les étapes du long chemin qui, du Peyron, passait par le Bois et la Font du Renard, où les animaux pouvaient s'abreuver, avant de parvenir au col du Pilon, où l'oratoire rassurant de Saint-Michel annonçait le but.
L'air était chaud et les clarines tintaient en notes aiguës, soulignées par les aboiements joyeux de Lilou.
Parvenue au Plan du Bois, Margarita fit accélérer le pas, au souvenir des histoires de loups racontées par l'oncle Raymond les soirs à la veillée. Combien de pauvres voyageurs égarés n'avaient-ils pas été victimes d'agressions bestiales, dans ce sauvage quartier ? Leurs évocations faisaient frissonner Margarita tout comme les récits de violences perpétrées par les bandes d'Infidèles qui s'attaquaient aux villages des environs. Ne disait-on pas qu'ils s'étaient installés dans les bois au-dessus de Cagnes?
Mais l'hiver s'était passé sans qu'ils ne se signalent à l'attention de personne; on avait même supposé que les seigneurs du lieu avaient pu négocier leur départ, puisque leurs barques avaient été vues cinglant vers l'Ouest toutes voiles dehors.
Tard dans l'après-midi, alors que Lilou rameutait les chèvres, les moutons plus dociles étant déjà engagés sur le chemin, Margarita eut son regard attiré par une étrange colonne de fumée montant de la colline d'en face.
Rentrant le soir, elle en parla à sa tante. Tous au village avaient remarqué cette curieuse fumée venant d'un lieu inhabité : des chasseurs sans doute...
Une semaine passa. Margarita ne rapportait de ces habituelles allées et venues que d'attentives observations d'écureuils espiègles, ou des bouquets odorants de violettes cueillies sous les oliviers.
L'après-midi du jeudi suivant, alors qu'elle s'était assoupie à l'ombre d'un genêt, la fillette fut brutalement réveillée par les aboiements furieux de Lilou. Margarita n'eut pas le temps de se redresser, que sept hommes en armes, la tête enturbannée, entouraient déjà la modeste bastide de pierres sèches.
Une silhouette blanche, le visage voilé, montant un cheval gris, semblait diriger du doigt et de la voix la petite troupe qui s'activait à rassembler les moutons.
Alertée par les cris, Margarita s'approcha, saisie par la taille, elle fut hissée sur la croupe du cheval, bâillonnée et emportée morte de frayeur.
Lorsque enfin on lui dégagea la vue, la nuit était tombée et seules les flammes hautes d'un grand feu éclairaient la scène. De grands hommes au teint basané parlant une langue inconnue rôtissaient de la viande, alors qu'elle était étendue sur un tapis près d'une femme vêtue de blanc à la voix caressante :
« Je suis Naïma. Nous ne te voulons aucun mal, mais nous avions faim mes hommes et moi. Qui es-tu ? »
Margarita raconta son histoire, qui parut attendrir Naïma la Maure.
« Pour notre sécurité, je ne peux te relâcher. Écoute-moi, ce soir nous descendrons vers la mer, pour rejoindre nos felouques, et de là notre pays vers Cordoue... Viens avec moi, tu seras bien traitée; je n'ai pas d'enfant et je ferai de toi ma fille si tu le veux. » Margarita accepta de suivre sa nouvelle destinée.
Puis commença la longue descente nocturne vers la côte, au travers des vallons boisés.
Parvenus aux premières lueurs du jour dans la sombre vallée du Malvans, les Sarrasins tombèrent dans une embuscade tendue par les hommes de Guillaume de Gruetta seigneur d'Antibes.
Bien peu en réchappèrent. Naïma et quelques fidèles rebroussèrent chemin vers les collines.
Blessée, Naïma, avant de rendre le dernier soupir, confia à sa captive le secret de la cachette du trésor de la Maure, où s'entassait le fruit des razzias opérées sur la côte depuis des décennies.
« Garde-le pour toi et sois riche et heureuse, comme j'aurais souhaité le devenir ; j'étais comme toi bergère dans une île de soleil au large de Barcelone, avant de devenir la favorite puis la veuve d'Ibrahim, le célèbre chef sarrasin qui mit à sac les côtes de Toulon à Menton. Toutes ces richesses sont à toi, fais-en bon usage ! »
Libérée, Margarita regagna Saint Jeannet, oublia son aventure et reprit sa pauvre existence entre son troupeau et sa petite famille adoptive.
Quelques années plus tard, à l'âge où l'on se marie, la jeune fille ne trouvait aucun parti soucieux de s'intéresser à une souillon sans dot ni espérances.
C'est alors qu'elle se souvint du trésor de la Maure et des dernières paroles de Naïma.
Margarita en retrouva une partie, qui lui permit tout de même d'acquérir les grasses terres du bord du Var; le reste du trésor dort encore sous les chênes de la colline de la Maure.
Devenue riche, honorée, anoblie du titre de ses terres, Margarita Trastour, baronne des Pugets, épousa en grande pompe le 21 juin 979, dans la petite église de Saint Jeannet, Arnulf Ruffi fils du seigneur de Cagnes.
L'oncle Raymond, la tante Marie, ses frères et sœurs, les larmes aux yeux, alors que les cloches carillonnaient d'allégresse, accompagnèrent le cortège nuptial jusqu'à la place du marché, où un banquet devait réunir tous les habitants du village.
Arnulf et Margarita eurent beaucoup d'enfants, ils vécurent longtemps heureux, entourés de l'estime et de l'affection de leurs proches et de leurs sujets.
Aujourd'hui les quartiers de la Maure et de la Baronne, sur la commune de la Gaude, perpétuent encore le souvenir légendaire de la pastourelle du Suy Blanc.
Extrait des « Histoires et légendes des Balcons d’Azur » d’Edmond ROSSI (Éditions Campanile)
Contact :
10:24 Publié dans Découverte du Pays d'Azur, HISTOIRE, Livre, Loisirs, MEMOIRE, TRADITION | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.