05/03/2014
L’ÉNIGME DU GALET GREC DE TERPON À ANTIBES
Antipolis, au témoignage de l'archéologie, à été fondée dans la première moitié du VIème siècle (vers 570-560 ? ) par les Phocéens de Marseille, sur un site précédemment occupé par des indigènes. Antibes fut donc, dans l'Antiquité, une cité grecque, parlant et écrivant le grec, avec des institutions grecques, des cultes grecs, etc. Pourtant, peu d'inscriptions grecques y ont été découvertes, la plus ancienne et la plus importante, la plus mystérieuse aussi, est celle qui est gravée sur la pierre dite «galet d'Antibes» ou «galet Terpon».
Il ne s'agit pas, en effet, d'une pierre taillée, mais d'un galet de grandes dimensions (65 x 21 cm, poids 33 kg), fait d'une roche vert foncé, qu'on appelle la diorite. Ce galet était autrefois incorporé dans le mur d'une petite construction probablement maison de pêcheur, dans le quartier de la Peyregoué à l'ouest d'Antibes, où il semble avoir été pour la première fois remarqué en 1866.
Sur cette pierre très dure, l'inscription n'a pas été gravée, comme c'est le cas d'habitude, régulièrement, au ciseau, mais plutôt entaillée à l'aide d'une pointe, dont les impacts rapprochés et successifs sont visibles en certains endroits. Cette technique assez rudimentaire explique certaines irrégularités dans la forme et la dimension des lettres. Ce sont dans l'ensemble celles de l'alphabet ionien, mais il y a quelques exceptions. D'après leur forme, l’inscription paraît dater de la deuxième moitié du Vème siècle.
Le texte, voir figure, se déchiffre aisément; il s'agit de deux vers (hexamètres).
La gravure détache non seulement les vers, mais aussi les coupes. La seule particularité notable, dans le détail, est que le v avait été oublié par le graveur et a été rajouté au-dessus de la ligne.
Traduire, c'est déjà interpréter, et les problèmes apparaissent d'emblée. On peut proposer la traduction suivante : «Je suis Terpon, serviteur de l'auguste Aphrodite ; puisse Cypris, en échange, accorder sa grâce à ceux qui m'ont confié cette charge.» Le sens, on le voit, n'est pas très clair. Quelques explications sont nécessaires, qui, malheureusement, prendront la forme d'interrogations plus que d'affirmations.
Le premier mot pose déjà un problème, car il peut s'interpréter soit comme un nom propre, soit comme le participe présent (masculin singulier) du verbe signifiant «réjouir» (et non : «se réjouir»). La deuxième hypothèse ne menant à aucune construction raisonnable, il vaut mieux considérer ce mot comme un nom propre. Terpon est fort possible comme nom d'homme, mais il est connu aussi comme le nom d'un des Silènes qui forment le cortège soit de Dionysos, soit d'Aphrodite. L'inscription s'adressant au vers deux, à Aphrodite, on est tenté de penser qu'il ne doit pas s'agir d'une coïncidence; mais que viendrait faire ici le Silène ? La dédicace ne peut être le fait que d'un homme. Sur ce point, on est donc pour le moment dans l'impasse.
La deuxième difficulté concerne le sens de l'expression. Certains commentateurs, considérant que c'est la pierre elle-même qui parle (usage très répandu dans les inscriptions grecques, surtout à l'époque archaïque, ont pensé que l'expression désignait ceux qui l'ont déposée, érigée, dédiée : «Que Cypris accorde sa grâce à ceux qui m'ont érigée.» Mais le grec, en ce sens, emploie normalement un autre verbe. Le sens du verbe que nous avons ici, est, dans la majorité des cas, celui de nommer quelqu'un à une charge ou à une fonction. On est donc renvoyé à «serviteur», et on entrevoit le schéma suivant : quelqu'un a été nommé «serviteur» d'Aphrodite, c'est-à-dire en quelque façon prêtre, membre du clergé, en reconnaissance pour cet honneur, il appelle sur ceux qui lui ont confié cette charge la bénédiction de la déesse.
Ce point de départ relativement solide nous permet de revenir à Terpon. Le sens exact permet en effet d'écarter définitivement la thèse selon laquelle le Terpon de l'inscription serait le Silène: nul ne saurait, en effet, le «nommer» ou «I’ instituer». Faut-il pour autant admettre que c'est par hasard que le personnage nommé «serviteur» d'Aphrodite s'appelait précisément Terpon ? La chose parait difficile. Il vaut mieux penser que c'est justement à la suite de, sa «nomination» que le personnage en question a pris l'identité de Terpon, est «devenu» Terpon. Dans certaines associations cultuelles et notamment dans les mystères de Dionysos, certains membres de l'association étaient chargés, lors de certaines cérémonies, de tenir le rôle de divinités ou de personnages mythiques associés à la «geste» du dieu, qui était représentée devant l'assemblée des fidèles. Or, Terpon fait partie de la suite aussi bien de Dionysos que d'Aphrodite, Nous aurions donc affaire ici non à un culte de la cité, mais à une association privée, une sorte de thiase vénérant Aphrodite dans des formes comparables à celles que prend ailleurs le culte de Dionysos. Etre admis dans un de ces thiases supposait une initiation; s'y voir confier une fonction comme celles dont il vient d'être question signifiait que l'on avait franchi un degré dans la hiérarchie, stricte et complexe, de ces associations. C'est ce qui serait arrivé à notre «Terpon» ; pour marquer sa dévotion à la déesse, il ne se désigne que par son nom d'initié; il est fier de sa promotion et reconnaissant envers les membres du thiase qui l'ont promu.
Mais il y a d'autres problèmes. Une inscription ne peut être considérée indépendamment de son support. Or, celui-ci est tout à fait singulier. Il n'y aurait aucun problème si l'inscription était gravée sur une statue ou sur une base, comme c'est l'usage: il s'agirait de l'effigie de «Terpon», consacrée par lui-même à Aphrodite et proclamant par l'écrit son identité. Mais cette pierre brute peut difficilement avoir fait partie d'une base. Toute la difficulté vient donc de ce que ce document n'entre pas dans une série, de ce qu'il n'est semblable à aucun autre.
Certains ont cru pouvoir donner un sens à ce galet en expliquant qu'il s'agit d'une représentation ou d'un symbole phallique, ce qui n'étonnerait pas dans le contexte. Mais cette pierre n'a vraiment pas une forme suggestive, et, d'ailleurs, lorsque
les Grecs représentent, en général dans un but religieux, le sexe masculin, ils le font d'une façon qui ne laisse aucune place au doute. Les Grecs n'avaient, en ce qui concerne les choses du sexe, ni complexes ni tabous, le symbolisme et l'allusion étaient donc, en ce domaine, superflus. D'autre part, si phallus il y avait, il aurait nécessairement été présenté en position dressée (oblique plutôt que verticale), or, il n'y a, sur la pierre, aucune trace indiquant une fixation quelconque sur une base. Il est probable que, comme le suggère la disposition du texte, elle gisait horizontalement.
Faut-il chercher la solution du côté des argoi lithoi, pierres (plus ou moins) brutes dressées, auxquelles les Grecs, dans certaines régions, rendaient un culte? La chose parait impossible; outre qu'on trouve la même objection technique que précédemment, ces pierres brutes étaient toujours censées représenter une divinité. On serait alors obligé d'interpréter Terpon comme le Silène (encore ceci ne serait-il qu'à moitié satisfaisant, car Terpon n'est pas vraiment une divinité, mais un membre d'une «collectivité mythique»), ce qui, nous l'avons vu, ne s'accorde pas avec le sens normal de l’inscription.
On constate ainsi que la véritable difficulté n'est pas de reconstituer ce qu'a pu être l'«histoire» de «Terpon», elle est de comprendre pourquoi un galet proclame «Je suis Terpon»...
On aimerait pouvoir conclure: quoi qu'il en soit, cet énigmatique monument est à coup sûr un témoignage sur le culte cl 'Aphrodite à Antipolis. Malheureusement, cela même n'est pas possible, du moins pas avec une certitude totale. La graphie et la langue ne sont pas réellement typiques, ce pourrait être du style poétique, d'un peu n'importe où. La pierre peut fort bien avoir été apportée à Antibes d'un lieu quelconque et à une époque indéterminée, soit en tant que pierre (pour lester un navire, par exemple), soit parce que l'inscription avait attiré l'attention d'un voyageur. Même l'hypothèse d'un faux ne peut être complètement écartée.
Le galet grec dit de Terpon est visible au musée archéologique (Musée Picasso) d’Antibes.
Pour en savoir plus, consulter le livre « Histoires et Légendes du Pays d’Azur », vous pouvez obtenir ce livre dédicacé par l’auteur en contactant : edmondrossi@wanadoo.fr
10:11 Publié dans Découverte du Pays d'Azur, HISTOIRE, Livre, MEMOIRE | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.