26/06/2011
LES TOURRÈS UN HAMEAU PERDU DU VAL D'ENTRAUNES
Cette chronique des villages oubliés, perdus là haut quelque part au fond des vallées alpines, serait incomplète sans citer le hameau des Tourrès, mentionné brièvement à propos de Châteauneuf d’Entraunes et dont il constitue un des écarts. Il mérite plus d’intérêt par la richesse et la vigueur des témoignages de son passé.
Nous faisons ici référence aux relations orales des anciens du lieu et à l’attachante étude de Mme J. Cazon “ Le long de la Barlatte ”.*
Ce lieu est aujourd’hui traversé par une des branches du fameux sentier de randonnée pédestre GR52, qui parcourt les Alpes du Nord au Sud. Il est avant tout desservi par une piste carrossable, ouverte l’été sur un parcours accidenté, franchissant une géographie perpendiculaire, faite de roches abruptes coupées d’abîmes et de gorges impressionnantes. En effet, après avoir quitté Châteauneuf et grimpé le long de coulées marneuses grises, la voie s’engage dans un cirque hostile de bout du monde, écrasé par les falaises jaunes du calcaire jurassique dominant les gorges encaissées de Saucha-Nègre, puis de la Barlatte. Inespéré, un étroit tunnel s’ouvre alors pour franchir l’hostile barrière rocheuse et permettre un débouché vers le large bassin de la haute vallée de la Barlatte, qui se développe ensuite en de vastes alpages.
Au lieu dit les “ Palus ”, la chapelle privée de Notre Dame des Grâces a été restaurée. Les premières maisons regroupées formant le hameau des Tourrès s’étagent plus haut dans les près, à 1680m d’altitude. Aujourd’hui, le plus souvent désert, cet écart témoigne de la présence d’une ancienne communauté médiévale, installée là au centre de prairies entourées d’un cirque majestueux de montagnes, dominé par la pyramide de la cime de Pal.
Autrefois, un chemin muletier suivait la rive droite de la Barlatte avant de prendre son élan pour se hisser en lacets vertigineux sur la rive gauche.
Il reliait pour les foires les sentiers de Guillaumes à ceux de Saint Etienne de Tinée par le col de Pal. Egalement route du sel, il apportait cette denrée indispensable à l’économie depuis les salins d’Hyères et de Nice, jusqu’aux Alpes et aux confins piémontais via Ascros et Puget Théniers.
Draille de transhumance de temps immémoriaux, il drainait aussi les troupeaux au rythme des saisons.
Au-delà des gorges, la Barlatte reçoit sur sa rive droite de paisibles rioux qui jadis faisaient tourner des moulins. L’autre rive offre des pâturages étagés sous l’ombre des mélèzes et des alisiers, l’ensemble surmonté par les crêtes sévères de Chabrièra.
Cette chaîne aride, traversée plus haut par le passage du col de Pal, sépare les bassins du Var et de la Tinée.
Roya, autre hameau perdu d’Isola, se niche au-delà de cette muraille rocheuse escarpée.
Entre la barrière de Chabrièra et la forêt de Barels, un ravin creusé depuis la crête de la montagne, transporte des blocs de grès plus rose que celui d’Annot. Ce matériau, résistant au feu, a servi à des générations pour construire voûtes et soles des fours familiaux, aujourd’hui définitivement éteints. Ceux-ci jouxtent encore chaque ferme des Tourrès.
Fermes ruinées, fours morts, chapelles aux toitures effondrées, moulins sans roue, cimetières aux murs croulants, rares fermes désertées tel est le triste inventaire qu’offre de nos jours les Tourrès, modeste agglomération qui connut son heure de gloire au XVIIème siècle.
L’ensemble est centré sur le clocher à peigne, portant encore ses trois cloches, dressé sur la chapelle Sainte Anne à toit de bardeaux. A côté, la fontaine qui l’automne n’égrène plus qu’un mélancolique chapelet de gouttes. Autour, trois ou quatre toits aux bardeaux disjoints ne fumant même plus l’hiver tant est décourageante la route d’accès enneigée.
A la belle saison, rares sont les sonnailles, comme les échos familiers de la vie des fermes. Plus d’aboiement joyeux ni d’âne qui braie. Finies aussi les typiques senteurs ammoniacales du migon (fumier de mouton) s’échappant d’étables aujourd’hui abandonnées.
Il faut se souvenir des troupeaux de moutons ondulants dans les replis herbeux des “ cluots ”, réunis le soir dans l’écurie ou les parcs. Ces bêtes y étaient “ embarra ” (enfermées), alors que d’autres passaient la nuit dehors sans pour cela vagabonder, chose proscrite actuellement avec le retour des loups !
Qu’il pleuve ou qu’il vente, les animaux se regroupaient, la tête appuyée à l’arrière train de leur voisin de devant, et dormaient ainsi à la belle étoile. De même, aux chaudes heures ils “ chômaient ” (de cauma), sagement rassemblés à l’ombre de quelques arbres.
Chaque troupeau transhumant venu du Var, les “ charoubés ”, comptait de 600 à 1000 bêtes. Il faut s’élever plus haut en altitude, sur les alpages, pour trouver encore une ou deux bergeries occupées l’été par ces estives traditionnelles.
Avant la première guerre mondiale, le hameau vivait encore en vase clos comme au temps de ses origines, avec une quinzaine de familles prolifiques de huit à douze enfants auxquels s’ajoutaient ceux confiés par l’Assistance Publique. Les enfants constituaient une main d’œuvre productive dès l’âge de cinq ou six ans. Ils allaient “ faire de l’herbe ”, s’occupaient de la pâtée des poules, effrayaient les éperviers, gardaient les chèvres. Cette main d’œuvre docile parvenue à sa majorité restait entièrement soumise à l’autorité paternelle.
De vastes champs de blé, de seigle, de méteil ou d’orge occupaient les prés des zones moyennes ou inférieures. Le grain restait ici quatorze mois sous terre. Lentilles, vesces, pommes de terre alternaient sur les pentes sèches des adrets. La farine de vesces fournissait chaque matin une soupe épaisse “ la potrole ”. Les actes du XVIIIème siècle révèlent que la moitié du sol, soit 650 hectares, était cultivée avec de faibles rendements.
Chaque maisonnée possédait une centaine de moutons, quelques chèvres, une ou deux vaches, deux cochons, parfois un âne et deux mulets, l’ensemble assurant nourriture et travail pour l’année. S’y ajoutaient quatre ou cinq ruches rustiques et quelques volailles.
Les fruits provenaient des cerisiers, groseilliers et pruniers sauvages (les affatous), complétés par les noisetiers bordant les chemins. L’huile rare était extraite des noix de quelques noyers, ainsi que des nombreux noyaux des affatous.
La chènevière des bords de la Barlatte et la laine des troupeaux fournissaient la toile de drap de lit, les couvertures métis à carreaux bruns et blancs, les vêtements en drap dont les fameuses houppelandes. L’hiver, on filait dans chaque foyer et on tissait à Villeneuve et Saint Martin.
Dans le Val d’Entraunes, une cinquantaine de métiers à tisser, assez simples, fournissaient draps et couvertures. Ces draps grossiers pour les vêtements de travail étaient presque inusables. A cette production, s’ajoutaient également des “ serges ” plus fines destinées aux habits de fête des femmes ainsi qu’aux gens riches. Rappelons que cette étoffe une fois filée et passée au foulon était colorée en rouge, vert ou fauve au moyen de plantes locales telles que la garance, l’épine-vinette, le sumac, le brou de noix et l’écorce d’aulne.
Les différents corps de métier : cordonnier, tailleur, maréchal, bourrelier, scieur de long, maçon faisaient dans chaque maison des séjours de quelques semaines pour y fabriquer chaussures, vêtements, outils, planches, pour y réparer toits ou planchers et aménager éventuellement granges ou bergeries.
La vannerie faite avec l’osier (amarine) du lieu, servait à faire les lourds paniers bruns, les mouraux (muselières), pour les mulets voraces, les banastres pour transporter terre et fumier. Tous ces paniers étaient tressés, les longues soirées d’hiver, dans la salle ou l’étable faiblement éclairées par des éclats de bois résineux, “ les téas ” ou encore par des lampions “ les calens ”. On y taillait et sculptait également dans du bois d’érable (l’ajax) ou dans du bois de buis les différents outils du ménage : mortiers, écumoires, faisselles, ainsi que les fourches et râteaux tirés du noisetier pour les travaux d’été.
La vie s’écoulait dans ces grandes masures basses, enfoncées à l’arrière jusqu’au toit dans le sol avec lequel elles font corps contre les vents d’hiver. Cette disposition facilite aussi le balayage des toitures écrasées de neige.
Si l’humidité tavèle les murs enterrés, ce type de construction protège de la rudesse du climat. Les fenêtres étroites à petits carreaux dispensent peu de lumière mais répondent aux mêmes nécessités.
Les linteaux, souvent datés, rappellent les origines des bâtisses. La chapelle Saint Jean Baptiste ruinée (ancienne paroissiale) qui jouxte le cimetière, nous interpelle à sa façon : “ J’étais là toute neuve en 1641 ”. “ Les Caires ”, rustique château-donjon restauré, indique sur l’une de ses trois portes “ 1766 ”.
Une étrange dame sculptée dans sa robe à paniers, parée d’un collier de perles vous accueille là, après une attente de plus de deux siècles.
La coïncidence et la répétition de ces dates indiquent que la fin du XVIIIème siècle et particulièrement la période de paix qui suivit le Traité de Turin de 1760 (où le territoire voisin de Guillaumes fut rattaché au Comté de Nice) sont perçues ici comme une époque de prospérité. Dans la petite vallée, les bâtisseurs s’activent avec un goût particulier pour la décoration. La poussée démographique n’est pas étrangère à ce sursaut constructeur.
N’oublions pas le passé chargé de litiges entre communes voisines : Guillaumes, maîtresse des hameaux de Barels et Bouchanières, enchevêtrait ses terres autour de la Barlatte avec celles de Châteauneuf. Si jusqu’en 1760, Guillaumes était Provence, Châteauneuf était Savoie, ce qui ne manquait pas de compliquer les démêlés entre villages au sujet des “ pascoli ” (pâturages) puisqu’il s’agissait de frontière d’états (France et Savoie).
Ce n’est pas pour rien que les gens de Barels s’étaient vus gratifiés du surnom
d’“ avocats ”, ceux de Bouchanières de “ sorciers ”, sans doute sujets à d’occultes machinations et les Guillaumois carrément d’“ orgueilleux ” à cause de leurs prétentions démesurées.
Le langage pratiqué “ lou gavuot ”, vieux provençal influencé par l’apport des transhumants de la basse Provence et du Piémont voisin, est aujourd’hui presque abandonné. La scolarisation a laissé progressivement place à l’usage du français qui s’est imposé. Seuls quelques anciens perpétuent encore la langue colorée et rocailleuse de leurs ancêtres.
L’acte de décès de cette active communauté est gravé sur la plaque qui sert de monument aux morts. S’y étale la liste douloureuse des noms de dix-sept de ces jeunes hommes, fauchés là-bas sur de lointains champs de bataille lors de la première guerre mondiale.
On se moquait gentiment des habitants des Tourrès en les gratifiant eux aussi d’un étrange surnom : “ les chambeirouniers ” parce qu’ils portaient l’hiver pour se déplacer dans la neige de grossières raquettes en osier, retenues aux jambes par des guêtres en toile.
C’est muni de ces mêmes raquettes que ces “ fourastiés ” (habitants de hameaux isolés) descendaient, déguisés pour le Carnaval, jusqu’au café de Châteauneuf, pour y célébrer la fin de l’hiver.
Là, réunis dans une chaude ambiance avec ceux du chef-lieu on échangeait les dernières nouvelles, racontait des histoires en buvant et dansant, alors que circulaient les corbeilles de ganses (les échaudées). Les plus habiles se livraient à un spectacle improvisé : mimes et tours de passe-passe.
Autre rassemblement, l’été à l’occasion de la fête patronale de la Sainte Anne, célébrée aux Tourrès le dernier dimanche de Juillet.
Vauban disait déjà en parlant de ce canton : “ On ne voit guère de pays dans le royaume plus rude et moins praticable. Les chemins sont fort étroits, pierreux et très difficiles. Toujours monter et descendre avec péril ”. Cette critique est encore valable pour la route accidentée qui grimpe en lacets jusqu’à Châteauneuf puis de là aux Tourrès.
L’Abbé Grégoire, envoyé par la Convention dans la région en 1793, reste plus optimiste puisqu’il compare ce territoire à une “ pierre précieuse qui attend le ciseau du lapidaire pour la mettre en valeur ”. Les siècles sont passés, aujourd’hui dépeuplés, enclavés dans le Parc du Mercantour comme dans une réserve, les Tourrès peuvent-ils encore espérer quelque orfèvre ?
D’après «Du Mistral sur le Mercantour» (Editions Sutton), En vente sur Internet http://www.editions-sutton.com ou dédicacé, au prix de 21 euros, plus frais d’envoi, en téléphonant au 04 93 24 86 55 Les dieux se sont réfugiés au cœur des régions montagneuses, prédisposant les sommets à devenir de fascinants hauts lieux de l’étrange. A l’extrémité des Alpes du Sud, le « Parc naturel du Mercantour » confirme avec éclat cette vocation établie depuis les origines de l’humanité. Accrochés à la caillasse au-dessus de gorges étroites et impénétrables, les villages perchés, maintenus à l’écart des bouleversements, ont su résister au temps et garder d’admirables témoignages du passé. Parmi ceux-ci, des récits originaux véhiculés jusqu’à nous par les bourrasques du mistral comme autant de feuilles d’automne. Edmond Rossi, originaire du val d’Entraunes, nous invite à pénétrer l’âme de ces vallées, grâce à la découverte de documents manuscrits inédits, retrouvés dans un grenier du village de Villeplane. Si les « récits d’antan » présentent des histoires colportées aux veillées depuis la nuit des temps, les « faits divers » reflètent une réalité contemporaine d’une troublante vérité. Edmond Rossi est depuis son plus jeune âge passionné par l’histoire de sa région. Il signe ici son troisième ouvrage aux Editions Alan Sutton Pour en savoir plus sur un village typique chargé d’anecdotes et d’images du passé : Cliquez sur
11:42 Publié dans Découverte du Pays d'Azur, HISTOIRE, Livre, MEMOIRE, TRADITION | Lien permanent | Commentaires (0)
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