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20/08/2013

A VENCE, QUAND LES GENETS FLEURISSAIENT A NOEL...

LE FINE AMOR.jpg

« Ne désespérez jamais, faites infuser d’avantage. » Henri Michaux

Pour resituer la menace des Sarrasins dans les Alpes Maritimes, rappelons qu’après avoir été battus par Charles Martel, les Maures se replient en Provence où ils brûlent Cimiez et Lérins en 734.

Les raids se poursuivent ensuite, avec une attaque sur Nice en 813.

A la suite de sa prise de pouvoir en 822, le comte Hugues d’Arles détruit l’armée sarrasine, avant de céder ses droits au duc de Bourgogne Rodolphe II. Les Sarrasins se regroupent alors dans la Basse Provence.

Commence à ce moment-là, une période sombre pour la Provence orientale qui durera presque un siècle de, 883 à 972.

Installés au Fraxinet (La Garde-Freinet) au- dessus  du Golfe de Saint Tropez, au Cap Ferrat et à Eze,  les Sarrasins opèrent dans toute la région, ravageant  successivement Grassse, Nice, Cimiez, La Turbie et Vence.

Le comte d’Arles Guillaumes et son frère le marquis  de  Turin Arduin fédèrent  les seigneurs locaux dans  une sorte de croisade qui aboutit en 972-974, à l’expulsion définitive  des Maures de leur repaire du Fraxinet.

Après cette glorieuse épopée, Guillaume dit «le libérateur » assoit son autorité sur une Provence indépendante en prenant le titre de marquis.

Mais la menace  insidieuse des corsaires musulmans catalans ou andalous, va se poursuivre par des raids surprises  sur les côtes des Alpes Maritimes. En 1047, l’île de Lérins est de nouveau dévastée et  les jeunes moines sont emmenés en Espagne musulmane.

L’incendie criminel de la cathédrale épiscopale d’Antibes en 1125, par les princes opposés à l’évêque, sera mis ensuite au compte des Sarrasins qui, donc, sévissaient encore dans la région.   

Qui étaient ces  pirates enturbannés venus  de  la mer ? Selon les historiens, des  muwallads espagnols convertis à l’Islam ou des mozarabes chrétiens sous domination musulmane du calife de Cordoue.

S’y ajoutaient parfois des apports du  Maghreb, comme en  934, quand  une  flotte arabe, venue d’Afrique et de Sicile, saccage la ville de Gênes.

En Espagne, le  roi d’Aragon Jacques le conquérant (1213-1276 ) atténuera le péril par la conquête de Valence et des Baléares. Il en sera de même lors de la reconquête de Murcie en 1243. 

Mais il faudra attendre 1492, pour voir les musulmans, chassés de leur royaume de Grenade, quitter définitivement l’Espagne.

Durant tout le Moyen-Age, les inquiétantes felouques des flottilles sarrasines viendront depuis leurs  bases espagnoles razzier  sans vergogne  le littoral des Alpes Maritimes.

L’apport odieux d’esclaves, femmes et enfants, enlevés sur la côte de Nice à Cannes, va constituer tout au long  de ces siècles, un commerce florissant, propre à encourager la  répétition d’attaques audacieuses dont il faudra se protéger.

Du haut des murs dressés au sommet du «Baou des Blancs», dominant collines et vallons, la vue s'étend jusqu'à la mer. De son repère aérien, Victor Roubaudy, attentif, surveille les allées et venues des Infidèles campant dans les ruines de l'ancienne cité de Vence. Les campagnes d'alentour, abandonnées et sans culture depuis trois ans, n'offrent plus que le spectacle de la désolation. Ce nouveau raid des Maures a débuté la veille par l'arrivée de voiles noires cinglant au Ponant. Débarqués sur la côte déserte, les nouveaux venus sont d'abord allés renforcer leurs frères d'arme regroupés dans l'ancienne forteresse de Cagnes.

Réfugié depuis peu à Saint Laurent la Bastide, le moine Aymard, rescapé de l'abbaye de Lérins, a témoigné dans son premier sermon des crimes et dévastations: «Les Sarrasins ont tout saccagé, détruit l'église et le monastère, des lieux les plus agréables ils en ont fait la plus affreuse solitude. Sur la côte, ils se promènent dans tout le pays portant le fer et la flamme, emmenant en esclavage une multitude de captifs. Des hommes et des femmes sont écorchés vifs, comme les Sarrasins ont coutume de le faire à l'égard des nôtres et comme nous l'avons vu de nos yeux. »

La poignée de Vençois retirés dans le nouveau village de Saint Laurent la Bastide, à l'abri des hauteurs du Baou, s'est placée sous la protection du nouveau seigneur Laugier Ruffi. Laugier a conquis ses titres de noblesse au combat, il a su organiser la défense et la vie de la petite communauté évitant les attaques et la famine. Les murs ont été renforcés autour de l'antique castelet à tour carrée. Placé au sommet de cet observatoire, Victor Roubaudy guette les mouvements de l'adversaire depuis le lever du jour.

Soudain un cri: «Les Maures! Les Maures ! . » Secouant la cloche tout en hurlant, Victor donne l'alerte. En effet, prenant la direction du vallon de Malvan, après s'être regroupés, quelques centaines d 'hommes s'avancent d'un pas décidé. Devinant la manœuvre d'encerclement, Laugier Ruffi prépare une sortie avant que l'ennemi n'atteigne le pied des murailles en contournant par le plateau. Dévalant du rocher vers le vallon, la petite troupe part courageusement à la rencontre de l'adversaire. Surpris par l'attaque, les Maures désemparés reculent puis se ressaisissent et très vite submergent les Provençaux qui succombent sous le nombre. Laugier Ruffi, après un combat héroïque où tombent à ses côtés les meilleurs de ses hommes, est fait prisonnier, entravé et traîné au pied du farouche caïd Haround el Rachid. Nous étions le jour de Noël de l'an 953. La veille, la femme du seigneur de Saint Laurent la Bastide, dame Phanette à la chevelure d'or, belle comme une madone, avait donné le jour à une fillette jolie comme un ange. L'enfant avait été baptisée Nouvette en souvenir de la nuit sacrée de Noël se disant Nouvé en provençal. Avant de partir, captif du Maure, Laugier, le vainqueur de jadis, s 'humilia en demandant une ultime faveur: embrasser son épouse sur le point de rendre le dernier soupir et sa fille qui venait de naître. Magnanime, Haround accepta et proposa un bien étrange marché: «Retourne dans ton château, nous ne troublerons plus la paix des terres dont tu es le maître. Mais dans vingt ans, jour pour jour, mon fils viendra réclamer la main de ta fille, à cette condition je t'offre la liberté à toi et aux tiens qui vous êtes si bien battus ! »

Libre, Laugier Ruffi reprit le chemin de Saint Laurent la Bastide où, après avoir pleuré la mort de Phanette, il se consacra tout entier à sa fille. Au fil des années, Nouvette grandissait en beauté et en sagesse. Dans toute la contrée chacun vantait la douceur de ses traits, son charme et sa vertu. Mais le retour du Maure approchait. Laugier avait dissimulé à sa fille le terrible secret qu'il gardait enfoui au fond de son cœur tourmenté. Préparant l'assaut final contre les dernières bandes sarrasines qui infestaient encore le pays, Guillaumes le Roux Comte de Provence, déjà nommé le «libérateur», passa en automne par Saint Laurent la Bastide. Il y fut dignement reçu par Laugier Ruffi et les seigneurs d'alentour. A la fin du banquet, Guillaumes troublé par la beauté de Nouvette glissa à l'oreille de son hôte: «Je vous envie d'avoir un pareil joyau, il va pourtant falloir songer à vous en séparer pour la marier à l'un de nos preux chevaliers. Les prétendants seront nombreux! Je serais flatté de revenir parmi vous pour ses épousailles. » Laugier, confus et honteux, rougit sous le compliment n'osant révéler que sa fille représentait le prix de sa liberté.

En dépit du temps qui passait, l'odieux serment torturait la mémoire et le cœur du père de Nouvette. Les saisons s'écoulaient rapprochant toujours plus la date de l'échéance fatidique.

L'avant veille de Noël 973, alors qu'on s'activait déjà aux préparatifs de la fête, trois voiles sombres apparurent à l'horizon contournant le Cap d'Antibes. Le lendemain un émissaire du fils d'Haround el Rachid prévenait le malheureux Laugier Ruffi qu'il allait devoir exécuter sa promesse et lui livrer sa fille, rançon de l'impitoyable marché conclu vingt ans plus tôt jour pour jour. Le Maure promettait en outre à Nouvette un sort enviable, comme favorite de son harem.

Devant l'imminence du péril, le seigneur de Saint Laurent la Bastide terrassé par le poids de sa conscience, s'agenouilla dans la petite chapelle contiguë au château. Après avoir imploré la grâce divine et offert son âme et son corps pour expier la faute, il se décida enfin à avouer sa lâcheté.

Prévenue, Nouvette tomba en larmes, révoltée contre le sort injuste qui l'attendait. Nous étions le soir de Noël. Déjà la troupe des Maures confiante s'installait sous les remparts du château éclairés par la lune. Des tentes dressées s'échappaient des flots de musique étrange mêlés aux fumets des moutons rôtis pour fêter l'accueil de la promise.

La fille du seigneur de Saint Laurent la Bastide s'avançait déjà effleurant une dernière fois les genêts accrochés au bord de la falaise. Penchée vers le vide elle murmura : «Je ne vous verrai plus fleurir belles «ginestres» de ma Provence», implorante elle ajouta : «Si vous pouviez me protéger et m'épargner l'exil au pays de l'Infidèle! Aidez-moi ! » Supplia-t-elle. Simultanément et comme en écho à ces paroles, les douze coups de minuit s'égrenèrent au clocher de la modeste chapelle du château.

A ce signal et comme sous l'effet des chauds rayons du soleil de juin, tous les genêts se dressent, s'épanouissent et fleurissent formant mille haies défensives devant les Sarrasins déconcertés. Dans la campagne environnante autant de piques acérées couvertes de fleurs inondent le paysage d'une lumière dorée. Devant ce sortilège, attaqués de toute part par les flèches jaunes, les Maures abandonnent leur camp et s'enfuient en désordre vers la côte. Le jour qui suivit, ils levèrent l'ancre et disparurent à jamais du pays vençois.

Quelques mois plus tard, le 21 juin alors que les précieux genêts fleuris embau­maient les collines et les vallons, la douce et tendre Nouvette épousa en grande pompe le beau et brave Pons, fils de Rodoard, prince d'Antibes et seigneur de Grasse.

Les festivités du mariage se poursuivirent dix jours durant à la grande joie de tous. Plus tard sept enfants concrétisèrent cette union heureuse. Vence renaquit de ses ruines, la princesse s'y installa et vécut de longues années de bonheur dans sa chère Provence.

D’après « Les Histoires et Légendes du Pays d’Azur », pour commander cet ouvrage dédicacé de 15 € : contacter edmondrossi@wanadoo.fr

12/08/2013

LA “ STACADA ” DE BREIL SUR ROYA

BREIL SUR ROYA.jpg

La légende raconte qu’au XIVème siècle, un seigneur désirait user du droit de cuissage sur une jolie jeune fille prénommée Jeanne, qui devait se marier le lendemain. Le peuple, hostile à cette coutume, n’attendait que l’occasion pour y faire opposition. Un gentilhomme escorté de mercenaires turcs vint à passer dans la localité. Les trois frères de la jeune fiancé s’abouchèrent avec lui, puis ils attaquèrent le château, en chassèrent le libidineux seigneur et lui firent renoncer à son droit de cuissage.

Cet événement était fêté jadis la veille du Mardi Gras, par une fête dite de l’Estocade, où l’on faisait revivre l’attaque libératrice au son du fifre et des tambours, suivie de banquets et de danses anciennes avec un protocole et un rituel bien défini.

Aujourd’hui, tous les quatre ans, la fête est reprise un dimanche de Juillet. La célébration de l’abolition du droit de cuissage, rappelant la révolte des Breillois, est de nos jours dirigée contre le bailli qui aurait exercé ce droit. D’après la tradition, les habitants avaient passé la nuit devant la maison des jeunes mariés et empêché les hommes de main du bailli d’enlever la jeune femme. Le lendemain, alors que le mouvement de révolte s’étendait, que les soldats hésitaient sur le parti à prendre et que les notables s’employaient à mater les rebelles, le seigneur de Breil entrait dans le bourg. Averti de la situation, il se mettait à la tête des révoltés et châtiait les notables. C’est cette histoire différente de la légende originale que reconstitue la “ stacada ”.

Tôt le matin, le tambour major, portant sur le ventre une “ crischenta ” (sorte de gâteau comparable à une fougasse confectionné à Breil) protégée par un grillage, rassemble tous les participants, soit une centaine de personnes. Le cortège s’ébranle où apparaissent le chef des révoltés, la jeune mariée et ses demoiselles d’honneur, les gens du peuple (bûcherons, hallebardiers, cuisiniers, …), les juges, le bailli et les notables, le seigneur, son troubadour et les hommes d’arme. Les notables fuient, s’ensuit une poursuite, un combat et une capture, nouvelle fuite suivie d’escarmouches aboutissant à la place Rousse où le bailli est condamné à la décapitation et ses complices au pilori. La grâce leur est finalement accordée. Mais tout ne s’achève pas là.

Les ruelles sont encore barrées par des poutres qui entravent le passage du cortège au niveau du premier étage. Poutres qui doivent être abattues par les bûcherons afin que les oriflammes ne puissent s’incliner pour poursuivre leur procession. Cette avance scabreuse au milieu des obstacles ne s’achève parfois qu’à la nuit lorsque la dernière d’une quinzaine de poutres est enfin brisée.

Si les joutes sont rudes, elles n’atteignent pas en violence les farouches combats d’autrefois, où l’on relevait des blessés. Un banquet fraternel à base de ravioli réunit dans la soirée tous les participants, avant que l’allégresse n’entraîne l’assemblée dans un bal populaire.

 

D’après « Les Histoires et Légendes du Pays d’Azur », pour commander cet ouvrage dédicacé de 15 € : contacter edmondrossi@wanadoo.fr

Des histoires extraordinaires naissent sous tous les cieux, mais seul un cadre favorable les fait éclore.

La situation géographique du Pays d’Azur où les Alpes plongent dans la mer dans un chaos de montagnes et de vallées profondes lui confère déjà un caractère exceptionnel. Les climats qui s 'y étagent de la douceur méditerranéenne de la côte aux frimas polaires des hauts sommets sont tout aussi contrastés. Si l'on ajoute que l'homme a résidé sur ces terres d'opposition depuis ses origines, on ne peut s'étonner de trouver en lui la démesure du fantastique révélée par les outrances du décor.

Cet environnement propice ne devait pas manquer de pro­duire dans la vie de ses habitants une saga où l'imaginaire rejoint naturellement la réalité.

Depuis les milliers d'étranges gravures tracées à l'Age du Bronze sur les pentes du Mont Bégo dans la Vallée des Merveilles, en passant par les fabuleux miracles de la légende dorée des premiers chrétiens, ou les fresques tragiques des chapelles du Haut-Pays, jusqu'aux héroïques faits d'armes des Barbets pendant la Révolution française, longue est la chronique des «Histoires extraordinaires» du Pays de Nice, s'étalant dans la pierre et la mémoire de ses habitants.

Par un survol du passionnant passé de cette région, qu'il connaît bien, Edmond Rossi nous entraîne à travers une cinquantaine de récits mêlant la réalité historique au fantastique de la légende.

Rappelons qu'Edmond ROSSI, né à Nice, est entre autres l'auteur de deux ouvrages d'Histoire appréciés, dont «Fantastique Vallée des Merveilles», d'une étude sur les traditions et le passé des Alpes du Sud: «Les Vallées du Soleil» et d'un recueil de contes et légendes de Nice et sa région: «Entre neige et soleil».

 

Pour en savoir plus sur un village typique chargé d’anecdotes et d’images du passé : Cliquez sur

 

http://saintlaurentduvarhistoire.hautetfort.com 

03/08/2013

"DU MISTRAL SUR LE MERCANTOUR", LA PASTOURELLE

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LA PASTOURELLE

«C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit. »

Jean Racine

 

 A Villeplane, la plus belle ferme, située à l’écart du village et entourée des meilleures terres, appartenait à Gratien Bellone.

Le domaine du « Prieuré », acheté par l’un de ses ancêtres à la Révolution comme « bien national » saisi au clergé, lui appartenait tout comme les « Condamines », vaste et riche propriété s’étendant dans la plaine au-delà du Riou.

De sa vocation première, le Prieuré avait conservé une modeste chapelle désaffectée, transformée en remise où trônait, comble de modernisme, une faucheuse mécanique rouge.

Gratien Bellone avait orienté son exploitation agricole vers l’élevage des vaches laitières qu’il nourrissait l’été grâce à ses prairies et l’hiver avec le foin récolté sur ses nombreux prés.

Homme de haute taille, au regard gris pétillant de malice, il dissimulait un éternel sourire sous d’énormes moustaches de sapeur aux extrémités enroulées en boucles conquérantes.

Marié et père de deux fils, la petite famille disposait d’appréciables revenus au point de s’offrir un train de vie bourgeois, bien éloigné des conditions difficiles des autres cultivateurs du canton.

Gratien, véritable gentleman-farmer en cultivait le genre. Portant casquette de tweed, toujours vêtu d’un gilet et pantalon de velours, la taille prise dans une taillole de toile bleue ou beige, il s’exhibait parfois dans un tilbury après avoir attelé Brutus, un superbe alezan, objet de tous ses soins.

Ses fils, Benoît et Gaëtan, tous deux célibataires, respectivement âgés de 24 et 19 ans s’activaient avec courage pour rentabiliser une exploitation prospère.

 

Pourtant, cette belle demeure isolée cachait un secret qui s’avérera lourd de conséquence.

La mère, Alice Bellone née Sauvan, fille de riches négociants niçois, grande bourgeoise perpétuellement étolée, mariée très jeune à un homme qu’elle n’aimait pas, ne supportait pas la montagne. Elle s’estimait exilée contre son gré dans ce village perdu du haut pays.

Conservant une insistante nostalgie de sa ville natale, elle y « descendait » le plus souvent possible, y passant, même depuis quelques années, les quatre mois les plus rudes de l'hiver. Alice, suivait ainsi à Nice avec passion la saison de l’Opéra, tout en profitant des délices de la vie mondaine

Nullement privée par la sexualité morose que lui imposait son époux, elle le savait séducteur impénitent et fort capable de collectionner en son absence de multiples conquêtes de passage.

Il faut dire que Gratien, bel homme, traquait les femmes comme d’autres le gibier !

Ouvrant un soir un magazine scientifique prêté par un ami, il était tombé sur le passionnant résumé d’une étude comportementale du rat, ce cousin mammifère si proche de l’homme qui fondait depuis sa philosophie.

Les performances amoureuses de l’animal, après s’être répétées avec ardeur, s’atténuaient jusqu’à une aphasie, dénotant une impuissance caractérisée.

C’est alors qu’un laborantin curieux avait changé la partenaire du rat épuisé, pour constater avec stupeur que le mâle avait repris avec fougue ses exploits sexuels, oublieux de ses faiblesses antérieures.

Séduit par cette théorie, dans laquelle il trouvait une excuse naturelle à ses propres dérives, Gratien avait tenté l’expérience chez lui, avec des lapins de son clapier. Les mâles retrouvaient toute leur vigueur en présence d'une nouvelle femelle.

Il expliquait ainsi, preuve à l’appui, que l’homme répondait aux mêmes exigences, sa stimulation dépendait d’échanges seuls capables d’entretenir et de combler une virilité capricieuse.

Convaincu de l’évidence de ce principe, Gratien s’évertuait à en prouver la vérité scientifique, en troussant allègrement les jupons des alentours.

Dans un souci de proximité, il cultivait avant tout les amours ancillaires, particulièrement dans les phases de pénurie extérieure.

Il faut dire qu’Elise, jeune servante indolente avait plus d’un charme.

Son corps  potelé, ses lèvres pulpeuses et ses yeux émeraude dégageaient une volupté qui avait troublé de suite Gratien Bellone.

Elise avait accepté cette double condition, comme un devoir moral envers un maître à la fois tendre et tyrannique, à qui elle ne pouvait rien refuser.

Parallèlement, s’offrait un autre vivier inépuisable que ne manquait pas d’exploiter Gratien.

Il consistait dans l’accueil des filles de l’Assistance Publique. Pourquoi des filles ? Au-delà d’une réponse évidente, tout simplement parce que douces et maniables et avant tout destinées à la garde du troupeau.

Cette mise à disposition s’accompagnait d’indemnités intéressantes, elle flattait de plus les apparences, par ses vertus charitables.

Ainsi défilaient au Prieuré une suite de Pastourelles, renouvelées régulièrement selon les fantaisies du Maître.

Ces adolescentes, confiées par l’Assistance, représentaient une main d’œuvre productive. Leurs travaux consistaient à aller couper de l’herbe pour les lapins, s’occuper de la pâtée des poules, effrayer les éperviers et surtout garder les vaches.

Après avoir passé leur certificat d’études, n’étant plus scolarisées, elles devenaient alors entièrement disponibles pour ces diverses tâches. Parvenues à leur majorité, ces souillons dociles restaient entièrement soumises à l’autorité paternelle du Maître.

Quelle effrontée aurait pu avoir l’audace de contester le pouvoir d’une famille d’accueil dominée par le père ? Aussi, cette marque d’indécente ingratitude n’était pas de mise et le père Bellone savait en tirer parti !

 

Anita avait quinze ans lorsqu’elle fut placée au Prieuré. La fraîcheur de sa frimousse juvénile et son beau sourire facilitèrent rapidement son adoption.

Après une enfance malheureuse au sein de l’institution, elle avait connu les désillusions d'une famille d’accueil où une marâtre avinée la battait sous les prétextes les plus futiles.

Le Prieuré lui apparaissait comme un possible paradis. Elle s’employa à satisfaire au mieux les exigences domestiques, de basse-cour, d’entretien et de surveillance du troupeau. Anita apprit aussi bien à cirer les parquets qu’à traire les vaches.

Alice Bellone appréciait cette fille dévouée, au point de lui confier, après un essai, l’honneur suprême d’astiquer et faire reluire la vaisselle d’argent dont la brillance faisait l’objet de sa fascinante attention.

Anita, adolescente psychologiquement fragile, avait su trouver une grande sœur en la personne d’Elise, flattée de pouvoir initier la nouvelle venue aux secrets des coulisses feutrées du Prieuré.

Elise devenait ainsi une confidente précieuse, à cet âge de la vie riche de découvertes. Anita se laissait guider et conseiller aussi bien dans son maintien que dans ses comportements à l’égard de chacun.

Sa frémissante sensibilité, tout comme sa pathétique vulnérabilité ne l’empêchait pas de rêver. Déjà, chaque soir elle rencontrait Benoît à l’étable, après avoir tiré le lait, alors qu’il venait préparer la litière.

Sa gueule rongée par le soleil, un éternel mégot collé aux lèvres, il lui vrillait son regard au plus profond d’elle-même en murmurant d’étranges compliments.

Depuis, troublée, elle s’efforçait de faire traîner la traite pour ne pas manquer ce qu’elle considérait comme un moment privilégié de sa pénible journée.

Benoît, bête de travail, bien que rustaud n’était pas dupe du manège. Sensible à la finesse enjouée d’Anita, il s’employait à vaincre sa timidité naïve par des paroles enjôleuses et des plaisanteries d’un goût douteux remplies de sous-entendus.

Ce petit jeu aboutit enfin à une étreinte rapide dans la grange, suivie de rencontres bucoliques dans les pâturages où Benoît venait retrouver la belle pour des galipettes effrénées.

Elise, informée de cette liaison, invita la jeune fille à la prudence.

Peu surprise, elle avait remarqué leurs mains qui se frôlaient, des regards qui s’appelaient et des gestes révélateurs.

Leur bonheur, bien que caché, fut hélas troublé par le père Bellone, incorrigible  satyre toujours en rut, lui aussi sensible au charme insolent de la ravissante Anita.

Harcelée par les approches avilissantes du bonhomme, elle résistait vaillamment à la pression croissante dont elle était l’objet.

Tout bascula un soir, en l’absence de sa femme, lorsqu’il l’attira dans l’alcôve où trônait le lit matrimonial au milieu d’un luxueux capharnaüm.

Avec un haut le cœur, Anita expliqua la suite à Elise : « Il m’a arraché la culotte,

m’a pénétrée et s’est mis à rire. Je ne sais pas pourquoi je ne lui ai pas résisté, bien qu’il m’horripile, il m’attire !

– Profites-en, avec lui ça ne dure jamais longtemps. Tu verras, ici nous ne sommes que des marionnettes », lui répondit Elise. Anita, émouvante et comme flattée, avait ajouté qu’il lui avait dit : « Tu fais ça très bien et je comprends pourquoi tu es si peu farouche ! ».

D’un ton doucereux, le vieux beau, lubrique, lui avait confié : « Les femmes c’est bien quand elles résistent, car c’est meilleur quand elles se donnent ! ».

Dans les jours qui suivirent, Gratien Bellone talonna la gamine, la poursuivant de ses assiduités incessantes, la taquinant sans vergogne en lui pinçant les fesses  ou lui soulevant les jupes, avec des yeux brillants et un sourire complice.

Anita fuyait ces tête-à-tête préludes à des étreintes furtives et brutales pratiquées dans les encoignures les plus inattendues. Ce n’était plus de la passion, mais une véritable fureur !

Un matin, son jeune fils Gaëtan, « le petit », garçon propret, indifférent à ces turpitudes, les surprit à moitié nus dans une position équivoque.

Le père lui expliqua que cette dévergondée l’avait asticoté au point qu’il n ‘avait pu lui résister.

L’autre sourit simplement, alors qu’Anita les joues rouges achevait de remettre un peu d’ordre dans sa tenue.

Douée d’un tempérament de feu, Anita poursuivait le soir ses rendez-vous avec Benoît. Enlacés dans la moiteur de l’étable elle donnait son corps sans vergogne, sous l’œil humide et triste des vaches qui meuglaient, pour lui rappeler l’heure de la traite.

Avec le père, les habitudes prenaient la forme d’un rituel quotidien, après la lecture du même journal chaque soir, il attendait impatiemment sa « petite souris délurée ». Elle s’amusait à gratter à la porte qu’il ouvrait, avant de l’enlever dans ses bras, pour la porter vers la couche nuptiale.

Mutine, assise devant la coiffeuse, elle jouait à mimer sa patronne, se maquillant et parfumant sa poitrine menue voilée d’une légère chemise. Après ces préliminaires, elle se livrait comme une folle à tous les habiles caprices de son insatiable partenaire.

Cette passion fiévreuse et haletante, partagée entre le père et le fils devait hélas déboucher sur un climat de tension, lorsque Gaëtan révéla à Benoît que leur père s’intéressait à « cette fille ».

Si la Pastourelle se sentait honorée par les hommages respectifs des deux hommes, dominée par ses sens, elle n’avait pas conscience de sa condition d’esclave sexuelle.

Elle savait que seule la jalousie du plus jeune, pourrait bouleverser le fragile équilibre de ses amours enflammés.

C’était une routine, Benoît venait régulièrement rejoindre Anita lorsqu’elle gardait ses vaches, après de prudents détours dans la campagne.

Ce jour là, le garçon apparut avec un visage fermé. Il la repoussa quand elle se pendit, amoureuse, à son cou. Hostile, il l’accabla ensuite d’un torrent de paroles acerbes, lui reprochant sa trahison. Elle minimisa, mentit et d’un baiser brûlant lui ferma la bouche. Anita, fille abandonnée dès l’enfance et Benoît le fils mal-aimé, vieux garçon frustre, bloqué dans une existence besogneuse sans grande ambition, oublièrent dans l’herbe de la prairie la grisaille d’un sort injuste

Depuis qu’Anita avait fait irruption dans sa triste vie, Benoît se sentait à la fois désorienté, chaviré, mais aussi transporté par un bonheur insoupçonnable, fruit de cette nature ardente qu’il aimait avec frénésie.

Il restait le fils délaissé d’une mère qui n’accordait ses faveurs qu’au cadet, préféré pour son raffinement de garçon délicat, élevé chez les Frères où il avait brillamment étudié, en fait plus citadin que paysan. Benoît supportait mal cette vivante injustice du cœur, se sentant écarté comme un bouseux au bénéfice de Gaëtan, ce prétentieux qui prenait sa tasse de thé avec la mère en levant l’auriculaire comme une fille. Lui ne serait jamais qu’un rustaud puant la vache !

Brimé, il s’identifiait volontiers  au destin indigne d’Anita, malheureuse boniche, exploitée sans vergogne et qui méritait tellement mieux !

Devenue sa princesse, jamais il n’admettrait qu’elle puisse être livrée à la convoitise de son vieux satyre de père.

Leurs amours étaient ceux de deux êtres qui croisent leurs insuffisances et leurs frustrations, leurs refoulements et leurs handicaps dont ils pourraient faire des atouts pour mitonner leur revanche contre le mauvais sort.

Devenu soupçonneux, Benoît surveilla un soir l’escalier qui conduisait du rez-de-chaussée où couchaient Anita et Elise, vers l’étage occupé par l’appartement familial.

Alors que le clocher égrenait ses dix coups, en les répétant avec insistance pour mieux se faire entendre, il aperçut une fine silhouette en chemise, cheveux dénoués, pieds nus, portant d’une main un bougeoir et de l’autre une paire de savates, grimpant furtivement les marches avant de disparaître à l’intérieur, suite au claquement significatif de la targette déverrouillée pour l’occasion.

Fou de douleur, Benoît étouffa un cri de détresse, puis saisi de sueurs froides, il s’effondra terrassé, ne pouvant croire à son infortune.

Revenu à lui, il décida de venger l’affront qu’il venait de subir.

Bouleversé par cette vision insoutenable, il partit au clair de lune dans la montagne comme un somnambule, se laissant porter par le vent froid de la nuit.

Comment avait-elle pu lui faire ça ?

Seul le père, avec son ascendant démoniaque, pouvait pervertir sa « petite princesse ». Non, il ne pouvait pas imaginer la moindre perfidie de la part de celle qu’il aimait par-dessus tout.

Son errance l’entraîna vers les hauteurs où les bourrasques du Mistral lui fouettèrent le visage. Nous étions à la fin du printemps, la neige tachait encore les sommets les plus élevés.

Il réalisa que sa vie ne serait plus que le cheminement d’un homme seul, ayant perdu tous ses repères. Il n’était plus rien…

En bas au Prieuré, une petite lueur insistante scintillait narquoise, à la fenêtre de la chambre du père. Il éclata en sanglots et dévala la pente comme un fou, face aux rafales du vent.

Parvenu à la ferme, il rejoignit sa chambre, traversa la salle commune pour y décrocher son fusil qu’il arma de deux balles. Puis tel un automate, il s’engagea

dans l’escalier, ouvrit la porte, fonça vers la chambre des parents.

Au fond, dans le renfoncement formé par l’alcôve, il écarta les rideaux pour voir son père allongé, la pipe aux lèvres, plongé dans la lecture attentive de « l’Eclaireur ».

« Alors Benoît, toi aussi tu ne dors pas avec ce sacré Mistral ? Pourquoi ce fusil ? La chasse est fermée que je sache, as-tu entendu quelque chose d’anormal ?

      Père vous êtes un salaud, je le sais, Anita viens coucher avec vous.

      Tu vois bien que je suis seul, Idiot ! Et quand bien même ça serait, où est le mal ? Tu ne vas pas me dire que tu t’es entiché de cette gamine…

      Je l’aime, elle est à moi vous ne devez pas y toucher. Vous me dégoûtez, je vous hais.

      Calme-toi, les gens qui s’affolent sont toujours dangereux, laisse moi t’expliquer. »

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase, deux coups de feu claquèrent éclaboussant de sang la chemise de nuit brodée et les moustaches conquérantes du vieux séducteur. Gratien Bellone avait cessé de vivre.

L’émotion fut vive lorsque le village vit partir Benoît encadré par deux gendarmes. Deux jours plus tard avaient lieu les funérailles de l’homme le plus riche de Villeplane. Tous les notables du canton se bousculèrent à la cérémonie où Alice, veuve élégamment vêtue de noir, avait fière allure au bras de son Gaëtan.

Anita et Elise, occupées à préparer le repas qui suivait la messe, n’assistèrent pas à la cérémonie. Seul le glas égrena leurs souvenirs.

Dans les semaines qui suivirent, Anita fit part à Elise d’un inquiétant retard, ses craintes se confirmèrent. Pas de doute, elle était enceinte. Conduite à la Rouillère, elle fut promptement débarrassée de son encombrant fardeau par la vieille Malatrasi.

Choquée, la Pastourelle n’était plus la même. Finis ses sourires généreux, ses yeux goulûment rieurs ou ses mimiques enjouées de bonheur, ses rires n’étaient plus que ceux de la folie. Si elle parlait seule en gardant ses vaches, nul ne savait à qui elle pouvait s’adresser. Comme Anita perdait la tête, se négligeait, Alice Bellone décida « pour son bien » de la confier aux religieuses. La Pastourelle poursuivra sa pitoyable destinée, encadrée par les sœurs du couvent de N.D. de la Paix à Castagniers, au milieu des cyprès et des oliviers.

Ce texte a été inspiré à l’auteur par un récit relatif au village de Villeneuve d’Entraunes, berceau de sa famille.

D’après «Du Mistral sur le Mercantour» (Editions Sutton),

En vente sur Internet http://www.editions-sutton.com

ou dédicacé, au prix de 21 euros, plus frais d’envoi, en contactant edmondrossi@wanadoo.fr

 

Les dieux se sont réfugiés au cœur des régions montagneuses, prédisposant les sommets à devenir de fascinants hauts lieux de l’étrange. A l’extrémité des Alpes du Sud, le « Parc naturel du Mercantour » confirme avec éclat cette vocation établie depuis les origines de l’humanité.

Accrochés à la caillasse au-dessus de gorges étroites et impénétrables, les villages perchés, maintenus à l’écart des bouleversements, ont su résister au temps et garder d’admirables témoignages du passé. Parmi ceux-ci, des récits originaux véhiculés jusqu’à nous par les bourrasques du mistral comme autant de feuilles d’automne. Edmond Rossi, originaire du val d’Entraunes, nous invite à pénétrer l’âme de ces vallées, grâce à la découverte de documents manuscrits inédits, retrouvés dans un grenier du village de Villeplane.

Si les « récits d’antan » présentent des histoires colportées aux veillées depuis la nuit des temps, les « faits divers » reflètent une réalité contemporaine d’une troublante vérité. Edmond Rossi est depuis son plus jeune âge passionné par l’histoire de sa région. Il signe ici son troisième ouvrage aux Editions Alan Sutton

 

Pour en savoir plus sur un village typique chargé d’anecdotes et d’images du passé : Cliquez sur

http://saintlaurentduvarhistoire.hautetfort.com